Les différentes communautés peuvent-elles cohabiter ? Ancien CEO devenu enseignant, puis réalisateur, Pierre Pirard croit en un monde multi-identitaire. Et pour montrer la voie des possibles, il a sillonné le monde en quête d’exemples inspirants, réunis dans le documentaire « Nous tous ».
À l’heure des replis identitaires, de la progression des groupes d’extrême droite, de la banalisation du racisme… peut-on encore croire en un monde où cohabiteraient en harmonie diverses cultures et religions ? Le Belge Pierre Pirard en est convaincu. Cet ancien « grand patron » a, à la quarantaine, quitté le monde des affaires pour l’enseignement. Mû par son envie d’aller vers l’autre, c’est à Molenbeek qu’il va œuvrer. « J’y ai été en contact avec des jeunes Belges issus de l’immigration. Des diamants bruts, qui ne demandaient qu’à être polis. » Une expérience humaine, qu’il relatera dans le livre Vous n’êtes pas des élèves de merde ! et qui le poussera à fonder Teach for Belgium, qui forme les enseignants à travailler en milieu défavorisé. Mais la découverte de ce nouvel univers s’accompagnera d’un autre constat : « J’ai vécu la réalité des inégalités scolaires. Il subsiste des écarts d’apprentissage énormes entre les milieux favorisés et défavorisés ! Et j’ai constaté, impuissant, le fossé de préjugés et d’intolérance qui s’était creusé entre les communautés : nous vivons sur des îlots qui ne se mélangent pas, ne se parlent pas, ne se connaissent pas ! »
De Molenbeek à Palmarin
Débute alors une réflexion sur le vivre ensemble, renforcée par ses voyages fréquents au Sénégal, dans le village de Palmarin. « Dans cette région rurale, chrétiens et musulmans ne se distinguent que par le jour de prière : les uns, le dimanche, les autres, le vendredi ! Pour le reste, ils font tout ensemble : école, travail, culture, sport, fêtes… Je suis ébahi par la façon dont ils cohabitent. La peur de l’Autre n’existe pas. Comment est-ce possible alors que, chez nous, ça coince ? » Tandis qu’il s’interroge survient un autre élément déclencheur : les attentats de mars 2016. « Je me suis retrouvé devant la station Maelbeek, d’où sortaient des personnes blessées, que j’ai aidées. Ce jour-là, j’ai eu peur, je me suis dit “Bon sang, on en est là !” J’ai vu ce dont la haine de l’Autre était capable ! Cela a amplifié mon envie de donner de l’espoir, de montrer que le vivre ensemble est possible. » L’idée de parcourir le monde pour aller à la rencontre de personnes de confessions différentes qui ont choisi de vivre ensemble se précise : le projet Nous tous est né.
Cinq pays, huit récits
Autodidacte, Pierre Pirard mettra près de trois ans pour mettre son documentaire en boîte, avec des fonds privés : « J’ai d’abord, durant un an et demi, “tiré sur les fils”, effectué des recherches… et ainsi trouvé des témoins dans vingt-cinq pays. Je me suis ensuite limité à six d’entre eux, avec des histoires particulièrement inspirantes. Puis, je suis parti en repérage avec le caméraman et ai rencontré cinq à sept personnes par pays. En sont sorties trente et une histoires, parmi lesquelles il m’a fallu faire un choix. » Le film en comptera finalement huit, dans cinq pays, trois qui ont connu des guerres de religion (Indonésie, Liban, Bosnie) et deux qui n’en ont pas connu, mais où se côtoient différentes communautés (États-Unis, Sénégal). Avec, à chaque étape, une place essentielle accordée à la communauté musulmane, « au cœur des questions identitaires qui traversent le monde actuel ». Nous tous nous emmène en Bosnie, où Nudzejma a fait sauter les barrières via le sport et où Kemal, qui a été torturé par l’armée serbe et qui a perdu des proches, délivre aujourd’hui un message de pardon et de paix. Direction le Liban ensuite, où le Dr Jamal, chiite, soigne les réfugiés syriens sunnites, et où Léa, chrétienne, œuvre à la reconstruction de quartiers dévastés et à retisser des liens entre frères ennemis. En Floride, un couple, Rorri et Aarif, nous ouvre la voie. Elle est juive, il est musulman, et ils élèvent leurs enfants dans le respect total des deux religions. À Long Island, une église protestante se mue tantôt en synagogue, tantôt en centre d’étude du Coran. En Indonésie, dans l’archipel des Moluques, marqué par une guerre sanglante entre chrétiens et musulmans entre 1990 et 2004, Jacky travaille avec des enseignants pour mélanger les enfants de communautés différentes et permettre ainsi aux jeunes générations de construire le monde de demain. La boucle s’achève à Palmarin, la petite ville côtière du Sénégal chère au réalisateur.
Faire bouger les lignes
Par le biais de ces témoignages, le film va volontairement à contre-courant de ce qui est habituellement relayé : « On me qualifiera d’utopiste ou de naïf, mais je n’invente rien : ce que je montre fait partie de la réalité. J’ai emprunté une voie narrative différente de celle des médias, qui optent trop souvent pour un discours axé sur la peur. C’est un film résolument optimiste, qui va à la rencontre de femmes et d’hommes qui sont parvenus à créer des espaces de rencontre, de dialogue, de vie… Je dévoile ce que pourraient être les ingrédients qui nous permettraient de dépasser le “vivre ensemble” pour le “faire ensemble”. Mon objectif, c’est de faire bouger les lignes sur la manière dont on perçoit l’Autre. » En particulier, celui ou celle dont les croyances sont différentes des nôtres. « L’ancrage religieux est celui qui pose le réel problème dans notre rapport à l’autre. On se définit tous par rapport à la religion. Même quand on se dit athée ou agnostique, on se positionne par rapport à elle. En Belgique, par exemple, nous sommes pétris de valeurs judéo-chrétiennes, éduqués avec les notions de bien et de mal. Qu’on le veuille ou pas, cette relation est clivante par rapport aux autres religions. Le film se veut un message d’espoir, mais il montre également que l’on est dans une course pour la paix, et ce n’est pas gagné. L’équilibre est fragile et il tient à peu de choses. Si en sortant de la projection les gens s’interrogent sur le pas qu’ils peuvent faire pour aller vers l’autre, ce sera gagné ! »