Espace de libertés | Octobre 2021 (n° 502)

Dossier

À l’heure où la montée des crispations identitaires menace de fragmenter encore un peu plus la société, les médias sont-ils toujours capables d’enrichir le débat de façon constructive ? Quelles stratégies mettent-ils en place pour faire face à cette crise de confiance qui les frappe de plein fouet ?


« Merdias », « journalopes », « gauchiasse », « collabos »… La liste des mots tendres (et combinables) pour décrire la presse est longue comme une perche micro. Sur les réseaux sociaux, les commentaires concernent aujourd’hui presque autant le média lui-même que le contenu qu’il publie. Sur le terrain – on l’a vu lors de la crise des Gilets jaunes –, des reporters ont été insultés, bousculés ou frappés par des individus qui les accusaient d’être les « chiens de garde de l’ordre établi ».

À quel point le malaise est-il profond ? Une étude réalisée en mars 2021, menée par l’équipe du professeur de communication Grégoire Lits de l’Observatoire de recherche sur les médias et le journalisme de l’UCLouvain, montre que cette défiance n’a fait que s’aggraver depuis le début de la crise sanitaire. Près d’un tiers des Belges francophones (28,9 %) déclarent avoir perdu confiance dans les médias traditionnels, les experts scientifiques et les politiques pour s’informer sur le coronavirus.

Pourquoi tant de haine ?

Pour Jeremy Hamers, chargé de cours à la faculté de philosophie et lettres à l’ULiège et spécialiste de la littératie médiatique, cette crispation n’a rien d’inédit. « En situation de crise – réelle ou construite par le discours des médias –, sur un événement ponctuel ou qui s’inscrit dans la durée comme la crise dite « migratoire », une partie des citoyens se pose des questions au sujet des médias dominants ou historiques. Ils finissent par se tourner vers d’autres sources d’informations, notamment celles qui pullulent grâce au Web 2.0, qui fournit des contenus plus faciles à lire que les articles de fond de la presse professionnelle. Cette réalité renvoie aussi à la question fondamentale : qu’est-ce qu’une information ? Est-ce celle qui est fournie par une agence de presse à un média, un édito, une situation que le citoyen constate sur le terrain ? Le fonctionnement du Web social est en tout cas régi par un principe archi-simple : c’est qu’avec les algorithmes et les bulles de filtres, on trouvera toujours plus vite des infos qui nous confortent dans notre opinion que d’autres points de vue. »

Néanmoins, souligne Jeremy Hamers, il serait réducteur de mettre d’un côté les informations émanant des médias traditionnels « vertueux » et de l’autre, les contenus produits par toute autre source qui ne raconterait que des bêtises : « Le partage entre info sérieuse ou professionnelle d’une part, non avérée ou illégitime d’autre part, est insuffisant aujourd’hui. Le doute ou la défiance généralisée doit nous amener à questionner ce que font les médias actuellement et quels types d’infos ils donnent. Quand on voit par exemple que le transfert d’un joueur de football a une durée de vie plus longue que le dernier rapport du Giec, on peut effectivement s’interroger… »

À moins qu’ils n’affichent une ligne éditoriale extrême, les médias professionnels composés de journalistes formés et qui respectent les règles déontologiques ne peuvent être tenus pour responsables de l’émergence ou de la montée en puissance de groupes idéologiques. C’est en tout cas le point de vue de Laura Calabrese, titulaire de la Chaire de communication multilingue de l’ULB et spécialiste des nouveaux médias. « À la limite, défend-elle, ce sont les groupes idéologiques qui utilisent les médias d’information pour illustrer leur vision du monde. Ce qui arrive souvent dans les groupes d’extrême droite, de Gilets jaunes ou les antivaccins, c’est qu’en lisant ce qu’ils appellent “les médias mainstream”, ils pensent trouver la confirmation que les journalistes ne sont pas dignes de confiance. »

Quant aux médias alternatifs qui se multiplient depuis les années 1970 dans tout le spectre idéologique, développe la chercheuse, « ils sont souvent portés par des communautés idéologiques ou ethniques qui n’appartiennent pas à la majorité mais qui aspirent parfois à l’être, comme c’est le cas des médias d’extrême droite. En ce moment par exemple, des antivax diffusent leur discours sur des radios pirates, un média clairement alternatif ».

Tous journalistes, tous scientifiques

Les journalistes ne sont d’ailleurs pas les seuls à voir leur crédibilité s’étioler de jour en jour. Les compétences ou l’indépendance des scientifiques, lorsqu’ils travaillent sur des questions aussi brûlantes et clivantes que le climat ou la santé, sont plus régulièrement remises en question. Un phénomène qu’observe avec attention Bruno Frère, philosophe et sociologue, spécialiste de l’épistémologie des sciences et des mouvements sociaux (ULiège). La crispation autour de la politique vaccinale, telle que traitée par les médias et encouragée par la très large majorité des professionnels de la santé, illustre parfaitement ce phénomène émergent. « Confrontées aux réseaux sociaux, certaines personnes ont tendance à mettre sur le même pied les arguments et les analyses des quidams et des journalistes professionnels. Or, les journalistes recoupent leurs sources et leur manière de fonctionner garantit un fond d’authenticité. Agrémenter son argumentation d’une série de références, c’est aussi s’inscrire dans une démarche scientifique. Pourtant, cette confiance s’effrite aujourd’hui. Exemple : tout le monde nous dit qu’il est préférable de se faire vacciner, mais on assiste à une mise en équivalence de l’opinion des quidams, de l’analyse des journalistes et de la science. »

L’objectivité pure, une hypocrisie

La précarisation du métier de journaliste, le manque de moyens financiers et humains pour garantir un journalisme d’investigation et l’uniformisation des médias font évidemment partie du problème. « Il ne faut pas sous-estimer l’impact de phénomènes bien réels comme la concentration des médias aux mains de quelques groupes, la course à l’audience et le clickbait (appât à clics), la recherche constante de la polémique, la circulation circulaire [sic] de l’information ou l’infobésité, dont les publics médiatiques sont bien conscients », énumère Laura Calabrese. « Il existe donc toute une série de reproches que l’on peut faire ponctuellement à certains médias à des moments précis, mais aussi au système de production de l’information. Celui-ci a été fort impacté par l’arrivée du numérique, ce qui a parfois eu des conséquences sur la qualité de l’information, mais qui a aussi été l’occasion de l’améliorer en proposant de nouveaux modèles. Ce qui est irrationnel, ce sont les réquisitoires à charge contre tous les médias professionnels : il s’agit d’un discours très compact, construit sur des stéréotypes et des idées invérifiables, qui cherche à discréditer l’un des piliers des démocraties modernes. »

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« L’un des problèmes fondamentaux, c’est l’économie temporelle dans laquelle les journalistes font leur travail. Une info, pour survivre aujourd’hui, doit être courte, ce qui limite la possibilité de lecture plus longue, de travaux fournis approfondis », complète Jeremy Hamers. « Néanmoins, estimer que la presse devrait cesser d’être un produit commercial est une erreur : elle s’est toujours inscrite dans une économie de marché. En revanche, on peut mettre un petit grain de sable en refinançant la presse d’information pour réguler un marché qui affecte aujourd’hui la qualité de la production de nombreux organes médiatiques généralistes. »

Bien qu’il fasse les mêmes constats, Bruno Frère estime que le contexte ne dispense pas la presse de faire son examen de conscience : « Les médias se sont toujours prévalus d’une posture objective et d’une certaine supériorité. Ils prétendent apporter un point de vue détaché sur les choses, sans jugement. Mais c’est une erreur : la neutralité pure n’existe pas. La question du vocabulaire est importante, tout comme le choix des interlocuteurs. Même en se montrant le plus objectif possible, on adopte toujours une certaine posture. »

Certaines rédactions, comme la RTBF qui à travers son émission Inside explique et décrypte les choix éditoriaux, cherchent à rétablir cette confiance et à porter à la connaissance du public les réalités du métier de journaliste. Mais de telles initiatives restent assez marginales dans le paysage médiatique.

Néanmoins, le philosophe d’ULiège voit dans cette crise de foi l’occasion pour le citoyen de s’inscrire dans une démarche active de recherche de l’information. « Au nom de cette défiance – “je ne suis pas un mouton” –, on dit des bêtises incroyables. Mais ça donne aussi des choses très intéressantes. Comme la manière dont on s’est intéressé au fait que l’État belge a coupé dans les soins de santé et comment cela remet en question le néolibéralisme. »