Espace de libertés – Mars 2015

Parti d’un blog illustré, le «Projet Crocodiles» de Thomas Mathieu, scénariste et dessinateur formé à l’École supérieure des arts Saint-Luc de Bruxelles, s’est récemment mué en bande dessinée à vocation féministe, libérant la parole des femmes sur le harcèlement et le sexisme ordinaire, et leur fournissant quelques stratégies de lutte.


Sifflements voire aboiements, gestes obscènes, comportements déplacés, propositions indécentes répétées avec une lourde insistance malgré les refus, insultes sexistes par ce que l’on ne répond pas à un «compliment» censé être flatteur, attouchements dans la promiscuité des transports en commun… Le harcèlement dans les lieux publics n’a rien d’anodin. Parce qu’il participe de la violence faite aux femmes et à la domination masculine, renvoyant les victimes de harcèlement et d’agression à un sentiment de peur et d’insécurité mêlé à la honte et la culpabilité, il constitue un phénomène de société entaché d’une série d’idées reçues et de stéréotypes sexuels à combattre. Et c’est bien l’objectif poursuivi par Les Crocodiles de Thomas Mathieu.

«Hé Mademoiselle!»

«T’es trop belle, t’as le boule de Beyoncé! Hé viens, j’ai une 25 cm! Je te laisse sucer gratuit! Haha! C’est ça, casse-toi salope! T’es grosse! Tu pues!»
«– Tu veux pas monter? Je te paie.
– Pour qui tu me prends?
– T’as vu comment t’es habillée aussi?»

Ces scènes «ordinaires» de harcèlement, Thomas Mathieu ne les a pas inventées: interpellé par le court métrage de Sofie Peeters, Femme de la rue (1), tourné dans le quartier Annessens-Lemmonier à Bruxelles en caméra cachée, il a demandé à ses amies s’il leur était déjà arrivé la même chose. «J’ai été vraiment très surpris d’apprendre que non seulement chacune avait plusieurs histoires semblables à raconter, mais qu’en plus, certaines avaient même lieu dans ma rue!», raconte l’auteur-dessinateur des Crocodiles. Suite à son appel lancé sur son blog et sa page Facebook, il a reçu pas moins de 1 500 témoignages d’agressions verbales et physiques.

Nathalie Van Campenhoudt des éditions du Lombard a choisi d’éditer le «Projet Crocodiles» et d’en faire une BD «parce qu’il participe, à sa manière, à un des combats selon [elle] majeurs de ce début du XXIe siècle, à savoir la lutte contre tous les comportements visant à imposer une domination aux femmes simplement parce qu’elles sont femmes. […] Le travail de Thomas Mathieu permet de [contribuer à] libérer [leur] parole qui est encore trop souvent brimée, minimisée, voire occultée. Thomas devient, via ses planches, un formidable vecteur pour cette parole; il magnifie ces témoignages et participe à une prise de conscience collective».

Après les récits imagés et «fleuris», une dizaine de pages regroupent de nombreuses stratégies contre le harcèlement développées par Irène Zeilinger, formatrice d’autodéfense chez Garance ASBL et auteure de Non, c’est non, et le collectif Hollaback. Même si «il n’y a pas de formule magique pour ne pas se prendre des insultes», elles peuvent être très utiles quand l’ignorance, le refus ou la fuite ne suffisent pas. L’album se poursuit avec une postface à quatre voix expertes: celles de trois femmes militantes ainsi que celle du collectif Stop harcèlement de rue. Plus qu’une BD, Les Crocodiles se veut un véritable outil pédagogique.

Dans la peau d’un croco

Mais au fait, pourquoi avoir croqué les femmes en noir et blanc de façon réaliste, et les hommes en crocodiles verts? «Bien sûr, tous les hommes ne sont pas des prédateurs, précise le dessinateur. Le crocodile, c’est pour moi une image qui englobe de nombreuses idées reçues comme le privilège masculin, le sexisme, les clichés sur le rôle de l’homme et de sa virilité, et même la peur de croiser quelqu’un dans la rue sans savoir s’il va vous faire du mal. Si j’ai dessiné tous les hommes en crocodiles, c’est qu’il s’agit d’un problème de société et pas de quelques cas isolés.» Conseil est donné aux lecteurs de s’identifier aux femmes qui témoignent.

Le crocodile nous renvoie aussi au cerveau reptilien, responsable des comportements instinctifs, qui assure la satisfaction des besoins primaires comme la reproduction et induit des comportements stéréotypés. Une nuance, et non des moindres, cependant: si les comportements induits par le cerveau reptilien ne peuvent évoluer –toujours selon la théorie du cerveau triunique introduite par Paul Mac Lean en 1969– l’homme est doté d’un néo-cortex aux capacités d’apprentissage quasiment infinies. Ainsi est-il capable de se comporter autrement qu’en prédateur sexuel, avec respect face à une femme croisée dans la rue et qu’il aurait bien envie de «croquer». Et surtout, de l’ôter pour de bon, sa peau de crocodile.

 


(1) Réalisé dans le cadre d’un travail de fin d’études, ce documentaire tourné en caméra cachée a levé le voile sur le phénomène des agressions verbales à caractère sexiste dans la rue et beaucoup fait parler de lui en 2012.