Espace de libertés – Mars 2015

Pour une école de l’égaliberté


École

L’ « égaliberté », c’est tout simplement l’exigence inconditionnelle d’une égale liberté pour tous les humains en tant que citoyens. C’est ce principe qui a guidé les fondateurs de la Ligue de l’Enseignement en 1864 en faveur d’une école qui libère les enfants à la fois de l’emprise dogmatique de la religion et de la misère sociale.


Il faut encore aller plus loin: non seulement l’instruction obligatoire et gratuite postule l’égalité des enfants entre eux, mais l’exigence de libre pensée postule quelque chose d’encore plus révolutionnaire, qui est l’égalité des intelligences, jusqu’à l’égalité entre le maître et l’élève. L’idée d’une transmission qui ne soit pas une imposition; que l’élève est l’égal de son maître en intelligence, et que le travail du maître est de faire éprouver à ses élèves en quoi il est semblable à eux.

Dans un contexte où l’école publique est confrontée au double défi des inégalités économiques et des tensions identitaires, l’égaliberté permet de poser deux balises.

Première balise, au sujet de la mission fondamentale de l’école. Dans la querelle qui oppose les tenants de l’instruction (Condorcet) à ceux de l’éducation (Ferry), je suis résolument du côté des premiers. La fonction première de l’école, c’est de transmettre des savoirs. Il me paraît hautement problématique, du point de vue d’une véritable laïcité, d’assigner à l’école la fonction d’inculquer des «valeurs», c’est-à-dire d’être un lieu de production d’identité politique ou idéologique. Quand cette fonction moralisatrice et normalisatrice prend le dessus, c’est toujours au détriment des savoirs, des matières. C’est ce que l’on voit aujourd’hui: les savoirs transmis se trouvent réduits à une sorte de viatique minimal, dont l’étendue diminue toujours plus face au constat que même ce minimum n’arrive pas à être assimilé. La dévalorisation du cours de français, comme de la maîtrise de l’écrit en général, est une vraie catastrophe.

La fonction d’éducation –deuxième balise– est cependant incontournable: former des «citoyens responsables». Dans la perspective d’une laïcité radicale, un citoyen responsable n’est rien d’autre qu’un être capable de penser par lui-même. L’instruction transmet des savoirs; l’éducation forme à un certain rapport à ces savoirs –un rapport critique, réfléchi, qui permet à chacun de distinguer une simple opinion personnelle d’un énoncé à portée universelle, une croyance d’une théorie scientifique, etc.

C’est pourquoi, autant je me réjouis de la future réforme des cours dits «philosophiques», autant je lis avec consternation dans la déclaration de politique communautaire que le but du futur cours de citoyenneté sera «l’apprentissage des valeurs démocratiques, des valeurs des droits de l’homme, des valeurs du vivre ensemble». Comme si notre monde ne dégoulinait pas de valeurs, d’humanisme, de bons sentiments! Je voudrais plaider pour que, dans les cours philosophiques, on fasse ce que l’on n’a jamais fait jusqu’à présent: de la philosophie! Or, la philosophie n’enseigne pas des valeurs, mais un certain rapport critique aux valeurs. Kant a écrit une Critique de la raison pratique, Nietzche une Généalogie de la morale. Les questions qu’ils posent: d’où viennent les valeurs? À quelles conditions sont-elles possibles? Quelle est la valeur des valeurs?

Si le but de toute éducation est un certain rapport critique aux savoirs et aux valeurs, alors l’un des grands enjeux pour la laïcité demain, ce n’est pas tant le règlement des questions «interculturelles» (foulard, accommodements raisonnables…) que le problème du relativisme, ou plutôt du partage entre ce qui est objectif et subjectif. La montée en puissance du créationnisme ou du climato-scepticisme est inquiétante, plus encore celle du négationnisme ou de la théorie du complot. Le problème de fond, ici, c’est celui de l’exigence de vérité – qui suppose elle-même des vertus concrètes: la probité, l’humilité face au réel, le décentrement par rapport à ses croyances… Que des élèves disent aujourd’hui à leurs professeurs: «Vous croyez à la Shoah, mais moi je n’y crois pas, c’est mon droit» ou «Darwin avait son opinion, moi la mienne» est infiniment plus inquiétant que la question de savoir s’il faut prévoir des repas halal dans les cantines de l’école publique.