Espace de libertés – Mars 2015

Milices privées et armée: deux mamelles du monstre sécuritaire?


Libres ensemble

Des soldats dans la rue… Ce n’est pourtant pas le 21 juillet!
On n’avait plus vu ça depuis les années 80.


À l’époque, des terroristes attaquaient des supermarchés, tuant et blessant grièvement des clients pour repartir avec un butin relativement modeste. Au même moment, d’autres illuminés se faisant appeler Cellules communistes combattantes (CCC) pensaient que les bombes pourraient venir à bout du grand capital, tuant involontairement deux pompiers. Sous prétexte de lutte antiterroriste, de nombreuses associations progressistes et pacifistes avaient été étroitement surveillées, harcelées ou perquisitionnées. C’était «l’opération Mammouth», sous la responsabilité du ministre de la Justice de l’époque, Jean Gol, qui n’avait pas fait dans la dentelle. Le climat de psychose et la présence de l’armée n’auront pas permis de mettre la main sur les Tueurs du Brabant, qui ont provoqué la mort de 28 personnes et courent toujours 30 ans plus tard (1).

En 2015, suite aux attentats parisiens contre Charlie Hebdo, une enquête visant un groupe de djihadistes présumés à Verviers est accélérée et aboutit à la maîtrise des suspects, dont deux sont tués dans l’opération. Cette bande aurait eu l’intention de procéder à des attaques armées sur des policiers et des commissariats. Le soir de l’opération verviétoise, l’Organe pour la coordination de l’analyse de la menace (OCAM) a d’abord maintenu le niveau de la menace au point 2 (sur une échelle de 4) tout en décrétant un niveau 3 pour les endroits sensibles et les bureaux de police. Plus tard, en fonction de nouvelles informations, l’OCAM a décidé de décréter le niveau 3 sur tout le Royaume. Quelles sont ces «nouvelles informations» ayant permis d’augmenter le niveau de la menace? Top secret. Quoi qu’il en soit, ce relèvement vient bien à point pour certains membres du gouvernement. L’accord gouvernemental d’octobre 2014 prévoyait justement la possibilité de «déployer temporairement l’armée pour assister les services de police et de sécurité pour des missions de surveillance déterminées» (2) mais uniquement à partir du niveau 3. En mars 2014, Bart de Wever voulait déjà faire appel à l’armée contre le mouvement de protestation des forains ayant provoqué des blocages de la circulation à Anvers (3).

En réalité, la présence de l’armée dans la rue est parfaitement illégale

Au Parlement le 21 janvier, le ministre de la Défense Steven Vandeput déclare que «le cadre juridique octroie [aux militaires] tous les moyens nécessaires pour accomplir leur mission». A-t-il seulement lu la loi? En réalité, la présence de l’armée dans la rue est parfaitement illégale, comme l’ont souligné l’avocat Raf Jespers et l’ex-juge de paix Jan Nolf (4). En effet, la loi ne l’autorise qu’en présence «d’événements de nature à compromettre sérieusement l’ordre public ou en cas de troubles graves ou généralisés» et seulement «lorsque les moyens de la police fédérale se révèlent insuffisants» et si les forces armées «sont les seules à pouvoir fournir les moyens techniques et humains nécessaires» (5). Même à supposer qu’une menace de niveau 3 remplirait la première condition, il est par exemple douteux que des villes comme Bruxelles et Anvers (qui compte 2600 policiers locaux) soient incapables d’y faire face sans l’aide de l’armée…

Quant à l’efficacité du dispositif, on ne miserait évidemment pas un kopeck sur ses chances de décourager les terroristes les plus fanatiques, comme l’ont malheureusement montré les attaques de Paris. Le plan Vigipirate, qui instaure des patrouilles de soldats déployés en permanence dans certains lieux parisiens, n’aura pas sauvé les clients de l’Hypercasher ni les dessinateurs de Charlie. Par contre, ce déploiement «à titre préventif» de militaires munis d’armes automatiques, de matraques et de bombes lacrymogènes dans un environnement inhabituel multiplie le risque d’incidents. L’armée opère sous la supervision de policiers, en principe, aguerris au maintien de l’ordre en milieu urbain. Mais ce n’est pas toujours une garantie: début février, un policier du détachement de sécurité du palais royal a tiré un coup de feu accidentel au moyen de son arme de service –une mitraillette Uzi– alors qu’il se trouvait dans sa guérite (6). L’incident n’a fait heureusement aucune victime. Mais si un passant ou un collègue s’était trouvé dans son champ? Dans sa mission de protection des citoyens (notamment contre des fous furieux qui tuent des innocents), l’État a l’obligation de prendre toutes les mesures pour éviter des morts et des accidents, notamment en évitant l’usage inutile d’armes automatiques dans le maintien de l’ordre (7).

Par ailleurs, non contente d’y associer les militaires, la coalition actuelle souhaite également donner une plus grande place au secteur privé dans sa politique globale de sécurité. Selon l’accord de gouvernement, il s’agit de «permettre aux sociétés de sécurité privée d’exécuter certaines tâches qui ne sont pas des tâches clés de la police». Il ne reste plus qu’à définir quelles sont ces «tâches clés». Cette délicate mission a été confiée en décembre 2014 à un groupe de travail composé de policiers et dirigé par le cabinet du ministre de l’Intérieur et de la Sécurité. Il devrait remettre un premier rapport fin février.

militaires dans les rues

Il est évident que, pour le business de la sécurité, chaque compétence retirée au monopole de la police constitue une source de profit qui élargit ses parts de marché.

En attendant, rien n’interdit de spéculer sur la nature des tâches à privatiser. Par exemple, l’Office des étrangers est confronté à un «problème logistique» pour expulser les étrangers sans-papiers provenant de pays où sévit l’épidémie d’Ebola: les policiers escorteurs refusent de s’embarquer vers la Guinée, le Liberia et la Sierra Leone. La privatisation pourrait être tentante. Ne pourrait-on pas sous-traiter cette tâche ingrate à une société «spécialisée», avec du personnel formé, mais surtout plus précaire, moins regardant sur ses conditions de travail, motivé par les bonus liés aux «bons résultats»? Le Royaume-Uni en a fait la triste expérience. Au menu: normalisation des violences et abus, quasi-impossibilité de mettre en cause la responsabilité des escorteurs privés et d’obtenir réparation (8).

Même si la Belgique ne compte –pour l’instant– pas aller si loin, il est évident que, pour le business de la sécurité, chaque compétence retirée au monopole de la police constitue une source de profit qui élargit ses parts de marché. Il est totalement illusoire de croire que le débat ne sera pas influencé par l’appétit d’un secteur de la sécurité privée en pleine expansion vu les enjeux financiers potentiellement énormes.

Si l’on n’y prend garde, ce sont les droits fondamentaux des citoyens qui risquent d’être les premières victimes tant de la privatisation des tâches policières que du recours à l’armée. De ceux qui affirment «être Charlie», on est en droit d’attendre au moins une attitude critique et vigilante vis-à-vis de mesures potentiellement liberticides que les Cabu, Charb et Cie ont passé leur vie à combattre…

 


(1) Sur ces événements, voir Jos Vander Velpen, Les CCC, l’État et le terrorisme, Anvers, EPO, 1988, notamment pp. 118-119.

(2) Déclaration gouvernementale, 10 octobre 2014, p. 138.

(3) Filip Marsboom, «Stad wil leger inzetten tegen foorkramers», mis en ligne le 31 mars 2014, sur www.hln.be.

(4) Jan Nolf, «De Wever, Vandeput en Jambon verwarren een regeerprogramma met een wet», mis en ligne le 1er février 2015, sur www.knack.be.

(5) Loi du 7 décembre 1998 sur la police intégrée, art. 43 al. 3, art. 111 et 113.

(6) La Dernière Heure, 4 février 2015.

(7) Voir à ce sujet Mathieu Beys, Quels droits face à la police?, op. cit., pp. 147 et s.

(8) Voir «Outsourcing Abuse. The use and misuse of state-sanctioned force during the detention and removal of asylum seekers», Birnberg Peirce & Partners, Medical Justice and the National Coalition of Anti-Deportation Campaigns, 2008.