Espace de libertés – Mars 2015

Le masculinisme, racisme ordinaire?


Dossier

Depuis des milliers d’années, le rapport masculin-féminin s’organise selon une hiérarchie immuable. Institué avant l’émergence des civilisations, ce pouvoir des hommes sur les femmes s’est répandu sur la planète et confère, aujourd’hui encore, énormément de privilèges aux hommes, même dans les sociétés les moins inégalitaires comme la nôtre.


On n’a jamais vu dans l’histoire un groupe social dominant remettre spontanément ses avantages en question. Il faut pour cela des révolutions menées par les opprimés contre ceux qui les oppriment. C’est ce qui se déroule depuis un siècle en Occident. Le féminisme impose un bouleversement complet de l’organisation sociale. On voit bien que, comme toujours dans ce cas de figure, cette révolution entraîne une contre-révolution, mouvement qui s’oppose au changement afin de préserver ses avantages, ses privilèges, ses richesses.

Le groupe social masculin n’a, en effet, aucun intérêt à accepter que son autorité soit remise en question. Avantages matériels, symboliques, dans le domaine intime, public, professionnel, politique, spirituel… La place est trop confortable pour la partager. C’est pourquoi, dès que les femmes ont remis en question le rapport de domination qui les opprimait, le pouvoir masculin organisa une digue pour les empêcher d’aller plus loin dans leurs revendications. Dès le début du XXe siècle, on incarcéra les suffragettes anglaises pour faire taire leur exigence d’accès au droit de vote pour les femmes. À chaque nouvelle demande, la dérision, l’insulte ou la violence ont été utilisées pour arrêter net le mouvement des femmes vers l’égalité.

Retour de manivelle

Le politologue québécois Francis Dupuis-Déri a montré que le concept de «crise de la masculinité» remonte au XVIe siècle (1) et qu’il réapparaît partout dans le monde et à toutes les époques. En situation de pouvoir, l’homme ne peut que craindre de perdre sa suprématie. D’où ce sentiment permanent de «crise» alors que rien ne le menace encore. Mais vers la fin du XXe siècle, une transformation réelle des rapports sociaux de genre a entraîné un mouvement de ressac, un backlash (2), poussant les femmes à reculer dans leurs revendications. Le corpus réactionnaire affirmant que les femmes qui réclamaient l’égalité étaient des «illuminées»,»hystériques», «en manque sexuel», «lesbiennes»… s’est structuré dans une pensée politique: le masculinisme.

Ce masculinisme (ou antiféminisme) contemporain est né dans les années 80 avec l’émergence de «groupes de pères» en Europe, puis dans le monde anglo-saxon. Ces mouvements affirment défendre les droits des pères bien que leurs revendications poursuivent un autre but: le droit des hommes (3) à qui les femmes auraient imposé leurs vues. Ils considèrent que le groupe masculin est victime d’une oppression systémique et que les femmes jouissent de privilèges injustes. Les hommes subiraient une image dégradée, seraient victimes de violence conjugale et réduits au suicide. L’idéologie masculiniste utilise ainsi la rhétorique féministe de l’égalité, mais en la renversant. Les masculinistes organisés en groupes de pères tentent ainsi de démontrer, contre toute statistique, que les hommes sont exclus de la vie de leurs enfants. Certains d’entre eux prônent un patriarcat dur et légitimé par une vision essentialiste, quand d’autres nient la domination masculine, estimant qu’il s’agit d’un mythe.

Manipulations idéologiques

Ayant moi-même infiltré des groupes masculinistes radicaux à Montréal, j’ai entendu comment les leaders du mouvement considéraient la lutte «des pères» comme un cheval de Troie, idéal pour apparaître dans les médias sur une thématique qui ne peut que les rendre audibles. Car leur argumentation se fonde sur des manipulations idéologiques très perverses. Le fait que la grande majorité des hommes ne demandent pas la résidence alternée pour leurs enfants après une séparation n’est plus analysé comme le résultat d’une organisation familiale où les femmes ont en charge les tâches domestiques et parentales, les hommes se consacrant plus à leur carrière et à leurs loisirs. La démission ou la paresse de nombreux pères devient, dans leur raisonnement, la preuve que les hommes sont écartés de leurs enfants. Pourtant, on voit bien que le nombre des pères qui n’ont plus de contact avec leurs enfants explose dans les statistiques lorsque l’on considère les hommes qui sont à nouveau en couple et ont un enfant dans le cadre de cette nouvelle union (4). C’est la situation du père qui apparaît comme la variable opérante, pas celle de la mère.

Pire encore, dans les années 80, un psychologue américain du nom de Richard Gardner, qui considérait les relations sexuelles entre adultes et enfants comme une «pratique positive», inventa un «syndrome d’aliénation parentale». Sous la plume de cet auteur publié uniquement par lui-même, ce SAP serait le signe de mères qui voudraient écarter les pères de leurs enfants, en les accusant faussement de violences sexuelles pratiquées sur ceux-ci. En toutes lettres, Gardner affirme que toute accusation de ce type doit d’abord être considérée comme mensongère. Le mouvement masculiniste a donc repris et popularisé ce concept de SAP au point qu’il est aujourd’hui régulièrement utilisé lors de plaidoiries en justice familiale, souvent dans l’ignorance complète des conditions de son émergence. Avec comme résultat que bon nombre d’enfants qui ont dénoncé des viols commis par leur père se retrouvent confiés à celui-ci, la mère étant considérée comme «dénonciatrice calomnieuse» au nom du SAP de Gardner (et parfois même condamnée à ce titre).

Aujourd’hui, beaucoup d’hommes voient bien que les femmes qui réclament l’égalité ont raison, de la même manière que beaucoup de Blancs ne pouvaient nier l’injustice de la ségrégation raciale. Mais comme on le voit avec les masculinistes, le chemin est encore long pour que chacun d’entre nous, s’améliorant lui-même pour améliorer le monde, n’accepte le fait que nos privilèges masculins sont injustes et qu’il faut les abandonner.

 


(1) Francis Dupuis-Déri, «Le discours de la “ crise de la masculinité ” comme refus de l’égalité entre les sexes: histoire d’une rhétorique antiféministe», in Cahiers du genre, n°52, 2012/1.

(2) Susan Faludi, Backlash, la guerre froide contre les femmes, Paris, éditions des Femmes, 1993.

(3) Mélissa Blais et Francis Dupuis-Déri (dir.), Le Mouvement masculiniste au Québec, l’antiféminisme démasqué, Montréal, éditions du Remue-ménage,2008.

(4) Arnaud Régnier-Loilier, «Quand la séparation des parents s’accompagne d’une rupture entre le père et l’enfant», dans Population & Société, n°500, mai 2013.