Espace de libertés – Février 2016

Massacre de la liberté de pensée au Bangladesh


International
L’année 2015 aura été celle d’un triste record au Bangladesh: celle du plus grand nombre de blogueurs, écrivains et éditeurs laïques, humanistes, non-croyants et/ou athées assassinés pour avoir préféré la science et l’esprit critique au dogme religieux.

Avijit Roy, Washiqur Rahman, Ananta Bijoy Das et Niladri Chatterjee ont été assassinés à quelques mois d’intervalle en pleine rue ou à leur domicile, par des militants islamistes armés de machette. En octobre de cette année, deux attaques similaires ont été orchestrées contre les éditeurs Faysal Arefin Dipon et Ahmed Rashid Tutul et le poète Tareq Rahim, coûtant la vie à Faysal et laissant Ahmed et Tareq dans un état critique. Leur crime? Avoir interrogé le monde et la société sous un prisme scientifique et rationnel, avoir promu la laïcité et critiqué les fondamentalismes religieux; avoir, pour certains, revendiqué leur liberté de ne pas croire; avoir, pour tous, tenu des blogs, écrit et publié des articles et des essais pour faire vivre leurs idées. Les meurtres ont été revendiqués par plusieurs groupes islamistes dont Ansar Al-Islam, branche bangladaise d’Al-Qaeda dans le sous-continent indien (Aqis).

Américain d’origine bangladaise, Avijit Roy était athée, blogueur, pacifiste, écrivain renommé et libre penseur. Son livre Biswasher Virus («Le virus de la foi») avait provoqué une grande polémique au Bangladesh et il publiait régulièrement chez l’éditeur Ahmed Rashid Tutul, lui aussi assassiné pour son engagement progressiste. Avijit Roy avait fondé le blog Mukto-Mona («Libre pensée») dont Ananta Bijoy Das était également contributeur et à qui la Suède avait refusé un visa quelques jours avant son assassinat. Niloy Neel, de son vrai nom Niladri Chatterjee, était athée d’origine bouddhiste et écrivait pour le droit des femmes et des minorités en critiquant l’extrémisme religieux de tous bords. Tout comme Washiqur Rahman qui se montrait volontiers satirique vis-à-vis de la religion sur les réseaux sociaux.

Avant eux, d’autres libres penseurs sont tombés sous les coups de machette: le professeur Shafiul Islam à côté du campus universitaire de Rajshahi en novembre 2014, le bloggeur le blogueur Rajib Haider en février 2013 et l’écrivain Humayun Azad, attaqué comme Avijit Roy au retour d’un salon du livre.

«Pendez les blogueurs athées!»

Ce triste bilan intervient après plusieurs années de tensions entre laïques et extrémistes religieux au Bangladesh. Celles-ci se sont particulièrement cristallisées lors de l’essor du mouvement de protestation Shahbagh en février 2013 (aussi baptisé «printemps du Bangladesh») à la fois contestation du pouvoir et soutien à la laïcité. Actif à la fois sur le Net et dans la rue, le mouvement réclamait à l’origine l’exécution des islamistes condamnés pour crimes de guerre lors du conflit contre le Pakistan en 1971. Les manifestants ont, par la suite, élargi leurs demandes en réclamant l’interdiction du parti islamiste Jamaat-e-Islami, premier parti d’opposition du pays. Le mouvement a suscité la colère des partisans islamistes qui sont à leur tour descendus par milliers dans les rues de Dacca pour demander l’exécution des blogueurs et activistes coupables d’»insultes à l’Islam et au Prophète». Le groupe de pression Hefazat-e-Islam a également établi une liste de 84 blogueurs «à abattre», transmise au gouvernement et diffusée publiquement par certains médias bangladais. Tous les blogueurs assassinés cette année figuraient sur cette liste funeste.

Shammi Haque, blogueuse athée de 22 ans, vit sous menace de mort permanente. © Munir Uz Zaman/AFPFace à cette explosion de violence, les autorités publiques bangladaises ont laissé s’installer une véritable culture d’impunité dans le pays. Le gouvernement a bien tenté de donner des gages aux observateurs internationaux inquiets en annonçant plusieurs arrestations et le bannissement du groupe islamiste ultraviolent Ansarullah Bangla Team. Piètres tentatives quand, dans le même temps, le ministre de l’Intérieur caractérisait les meurtres d’»incidents isolés» et le chef de la police nationale encourageait les Bangladais à dénoncer les libres penseurs qui «dépassent les limites».

Double peine pour les blogueurs

Cette attitude schizophrénique s’explique en partie par le poids grandissant des islamistes au Bangladesh, à qui le gouvernement (pourtant laïque) n’a cessé de donner des gages. Non seulement les autorités publiques n’ont jamais offert la moindre protection aux libres penseurs, mais elles ont de surcroît participé activement à leur oppression. Certes, la Première ministre Sheikh Hasina n’a pas été jusqu’à instaurer la peine de mort pour les «blasphémateurs» comme le demandaient les islamistes, mais cela ne l’a pas empêchée de durcir la législation sur la liberté d’expression et de jeter en prison plusieurs blogueurs coupables d’»insultes à l’islam». Avijit Roy était notamment l’un de ceux qui se battaient sans relâche pour leur libération.

Non seulement les autorités publiques n’ont jamais offert la moindre protection aux libres penseurs, mais elles ont de surcroît participé activement à leur oppression.

Le blogueur Asif Mohiuddin est le symbole vivant de cette double peine qui pèse toujours sur les libres penseurs au Bangladesh: poignardé par des islamistes radicaux en janvier 2013, il a par la suite été arrêté et emprisonné quelques mois plus tard pour des publications «soupçonnées d’être contraires à l’Islam». Libéré sous caution, Asif a depuis réussi à quitter le pays et sillonne aujourd’hui le monde pour sensibiliser l’opinion publique au sort des laïques dans son pays natal.

Prison à ciel ouvert

Aujourd’hui, le gouvernement bangladais continue de faire la sourde oreille aux critiques internationales, qu’elles proviennent du secrétaire général de l’ONU, du Parlement européen, de nombreuses ONG (RSF, PEN International) ou encore de quelque 150 écrivains du monde entier dont Salman Rushdie et Margaret Atwood. De nombreux blogueurs ont maintenant arrêté leurs activités et beaucoup vivent cachés en espérant que leur nom ne viendra pas allonger cette liste funeste. Quelques-uns ont fui, aux États-Unis et en Europe, avec notamment le soutien d’organisations laïques tandis que d’autres essaient encore désespérément de quitter le pays.

Le 31 décembre 2015, la Justice bangladaise condamnait à mort deux étudiants islamistes pour le meurtre du blogueur Ahmed Rajib Haider, dans ce qui constitue la première décision de justice sur cette vague d’attaques terroristes. Violence contre violence, fort est à parier que le pays ne sortira pas grandi de ce genre de jeu politique. Tant que la liberté de croyance sera considérée comme un crime, tant que contredire sera puni par la loi, les blogueurs – et la liberté d’expression dont ils sont devenus le symbole – seront en danger dans cette prison à ciel ouvert. En attendant le retour d’un Bangladesh ouvert et tolérant, nous appelons les Européens à ouvrir leurs portes à ceux qui, comme nous, veulent un pays où être laïque ne tue pas.