Espace de libertés – Février 2016

La liberté d’expression à l’école: un sujet « casse-gueule »


Dossier

L’interview de Cédric Vallet avec Fabienne Brion

Des élèves, souvent de culture ou de religion musulmane, qui refusent une minute de silence en hommage aux dessinateurs de Charlie Hebdo. Des débats sur la liberté d’expression qui tournent à l’aigre. Il y a un an, les écoles, en Belgique comme en France, étaient en première ligne d’un trouble identitaire exacerbé par les attentats. Retour sur ce malaise en compagnie de Fabienne Brion, criminologue et islamologue à l’Université catholique de Louvain.

Espace de libertés: Il y a un an, les débats sur la liberté d’expression qui ont suivi les attentats de Paris avaient crispé une partie des élèves d’origine étrangère et de culture musulmane, dans des écoles secondaires. Pensez-vous que la situation a évolué?

Fabienne Brion: J’entends de nombreux enseignants qui disent que la situation s’est empirée. Certains élèves ont le sentiment qu’on mobilise des valeurs comme la «liberté d’expression» à des fins de stigmatisation, de dénigrement des musulmans. Cela engendre une forme de repli, voire de prostration.

Selon vous, quelles sont les causes de ce repli?

Ces réactions hostiles s’expriment lorsqu’on isole ce dont il faut s’indigner – en l’occurrence les attentats contre la rédaction de Charlie Hebdo – d’une séquence dans laquelle cet acte s’inscrit. Sans que l’on rappelle où commence la séquence, où elle se termine. Les attentats de Paris du mois de novembre, où l’assassinat de la rédaction de Charlie Hebdo sont des actes atroces. Mais ils ne sortent pas de nulle part. Soit on considère qu’il s’agit d’actes de folie incompréhensibles et qu’ils ont été commis par des monstres, soit on se demande quelle est leur rationalité. Du point de vue de Daech, les attentats s’analysent sur fond de la guerre totale que l’Occident mènerait contre l’islam; ils s’inscrivent dans une séquence qui inclut Srebrenica, Guantanamo, Abou Ghraïb… où des musulmans ont été tués, torturés. Dans cette perspective, ce n’est pas entre l’islam et la barbarie qu’il y a une appartenance…

Un tel discours ne tend-il pas à justifier ces actes?

Bien sûr que non! Cela permet tout au plus de comprendre pourquoi Daech est dangereux, comme sont dangereux tous les discours ou dessins de disqualification de «l’islam en général», qui en quelque sorte «valident» la lecture d’Abou Bakr al-Baghdâdî. Le discours de Daech fait mouche après de certains jeunes musulmans: pourquoi? Ce n’est pas l’islam qui explique la réceptivité au discours de Daech; les grands-parents et les parents sont musulmans, et n’y sont pas réceptifs. Il faut donc chercher ailleurs… Nous demander non plus seulement ce qui ne va pas dans l’islam, mais ce qui ne va pas dans notre société. Nous demander quelle responsabilité nous avons dans le désespoir de certains jeunes, dans leur sentiment de ne pas avoir d’avenir ou de ne pas avoir tout à fait leur place ici alors qu’ils y sont nés, que leurs parents parfois y sont nés, et que leurs grands-parents y ont été appelés. Mon propos est simplement de ne pas découper l’histoire récente d’une manière qui présente l’islam en général comme la cause (et la seule cause) des attentats.

Lors des débats de «l’après-Charlie», certains élèves remettaient en question le débat sur la liberté d’expression tel qu’abordé par les enseignants…

Le sujet est devenu sensible, pour trois raisons. Il y a le problème des indignations sélectives, qui peut donner l’impression que toutes les vies ne se valent pas, ou que la vie des «musulmans» vaut moins que la vie des «non-musulmans»: il n’y a pas de minute de silence pour les morts de Srebrenica et de Gaza (ou pour les victimes des deux attentats de Beyrouth, le 12 novembre 2015). Il y a le problème des libertés à géométrie variable: vous ne pouvez pas à la fois défendre la liberté d’expression, mais interdire à des élèves de refuser de faire une minute de silence, ce qui est pour eux une façon d’exprimer une opinion (à cet égard, il importe de noter que refuser de faire une minute de silence ne signifie pas «approuver les attentats» – c’est plus compliqué que cela). Enfin, il y a le problème du procès d’intention et de la catégorisation: depuis plusieurs années, la liberté d’expression est utilisée à des fins de stigmatisation. De deux façons: pour ridiculiser l’islam et, si les musulmans réagissent, pour pointer leur «hypersensibilité» ou leur «hypersusceptibilité». Cela étant, dire que le sujet est sensible n’est pas dire qu’il ne doit pas être abordé! Simplement, il y a la façon: quand la liberté d’expression devient un dispositif de catégorisation ou de réduction au silence des élèves qui voudraient soulever les questions de l’indignation sélective, des libertés à géométrie variable, ou des limites (variables) de ce dont il est permis de se moquer, il ne faut pas s’étonner que souffle un vent de rébellion.

Était-ce une bonne approche de discuter rapidement après les attentats de la liberté d’expression à l’école?

Le sujet est devenu casse-gueule car il est catégorisateur. D’un côté les bons citoyens, généralement non-musulmans et de l’autre ceux dont on pense qu’ils posent problème. Il faut arriver à en discuter sans être directement dans la confrontation. Souvent ces jeunes pensent qu’on veut surtout débattre de ce sujet pour leur faire changer d’avis. Et certains se rebellent, expriment leur opinion. «Pourquoi certains s’acharnent sur la figure du prophète?», demandent-ils. Discuter de la liberté d’expression à l’école, cela peut être une bonne idée. Mais aujourd’hui, lorsqu’on décrète la nécessité de ce débat, c’est presque trop tard. Pour une grande partie des jeunes musulmans, la liberté d’expression est devenue un objet qu’on brandit pour leur dire qu’ils la pratiquent peu, qu’ils ne la respectent pas. Un bon point de départ serait de ne pas commencer par insister sur «pourquoi la liberté d’expression est importante pour nous», mais plutôt «pourquoi ce débat semble blessant pour vous?» – sachant qu’ici le «nous» concerne le corps enseignant. L’idée c’est de partir du problème lui-même. Sans cela, le débat sur la liberté d’expression va être perçu comme normatif, comme un débat joué d’avance, une discussion vexante, car la plupart ont grandi ici et partagent ce souci de liberté d’expression. Ils aimeraient pouvoir exprimer qu’à leurs yeux le prophète est important et que les caricatures de Charlie Hebdo ont pu leur poser problème. D’autres estiment que ne pas participer à une minute de silence concernant Charlie Hebdo, c’est justement faire l’exercice de la liberté d’expression.