Espace de libertés – Février 2016

Dossier
Parmi les défenseurs de la liberté d’expression, certains des plus farouches sont les premiers à vouloir bâillonner leurs contradicteurs. L’unanimisme de Bisounours «Nous sommes tous Charlie» a bien vite cédé face au bon vieux réflexe: «La ferme!»

Avec la force de l’aphorisme, l’éminent philosophe du siècle dernier Pierre Desproges savait nous renvoyer à nos contradictions: «L’ennemi est con. Il pense que c’est nous l’ennemi, alors que c’est lui!» Il en va de même pour la liberté d’expression. Certains voltairiens autoproclamés affirment qu’ils seraient prêts à donner leur vie pour la défendre, mais sont, plus sûrement, capables de tuer ceux qui en usent pour contrarier leurs convictions.

Un unanimisme de Bisounours a pu laisser croire qu’un vent frais de tolérance soufflerait désormais.

Illustration. Au lendemain des attentats de janvier 2015, qui inauguraient une année de sang, un unanimisme de Bisounours a pu laisser croire qu’un vent frais de tolérance soufflerait désormais toutes les barrières à la liberté de penser: «Nous sommes tous Charlie», «Droit au blasphème», «Droit de tout dire, écrire, dessiner», etc. Patatras. À peine quatre mois plus tard, l’historien et démographe Emmanuel Todd publiait Qui est Charlie? (1), un violent réquisitoire contre «l’imposture des manifestations de masse du 11 janvier», post-attentat contre le journal satirique. Selon l’intellectuel – de gauche –, ce «flash totalitaire», ces démonstrations de rue «trompe-l’œil», loin d’incarner une France rassemblée, étaient le fait d’une classe dominante, blanche, catholique, nantie, trop heureuse de cracher sur les musulmans, faible minorité sur le territoire. Qu’arriva-t-il? L’excellent quotidien Libération, incarnation du slogan de barricades «Il est interdit d’interdire», cloua Todd au pilori de sa «une» en l’accusant de… «blasphème à l’encontre du 11 janvier» [sic]. L’éditorialiste de Libé, Laurent Joffrin, jugea le livre «absurde, insultant et faux», nourrissant une «controverse gratuite et nuisible». La farce ne s’arrête pas là. Le dangereux Emmanuel Todd, fut-il armé d’un stylo et non d’une kalachnikov, est soudain devenu pour une grande partie de la presse hexagonale «l’intellectuel inquiétant» [re-sic]. Fait sans précédent, un Premier ministre en fonctions, Manuel Valls, y alla de sa tribune dans Le Monde pour agonir le bouquin et son auteur, égaré dans «l’autoflagellation». Si l’état d’urgence avait alors été instauré, sans doute eut-il été plus prudent d’assigner le terroriste-intellectuel Todd à résidence, voire de le déchoir de sa nationalité française pour crime de blasphème laïque. Il ne s’agit pas, ici, de débattre de la pertinence de l’analyse de l’essayiste ou de sa supposée ineptie. Il est juste piquant, désopilant, consternant – au choix – de constater que ceux-là mêmes qui brandissaient l’étendard de la liberté d’expression totale après le massacre commis à Charlie ont aussitôt dégainé l’artillerie lourde pour flinguer le premier qui osa dire qu’il ne pensait pas comme eux.

Arme de dérision massive, le rire (gras) expose à finir au tribunal

C’est acté, les membres de Charlie Hebdo sont bien les victimes emblématiques de l’entrave à la liberté d’expression. Et leur persécution continue. Pour preuve, le 6 janvier dernier, la radio publique France Inter a diffusé les programmes d’une journée «Carte blanche à Charlie». Louable initiative. Sauf que d’anciens piliers de l’hebdomadaire, qui, après les attentats, ont claqué la porte, en profond désaccord avec les orientations de la nouvelle direction, dont le médecin Patrick Pelloux et le dessinateur Luz (par ailleurs auteur de la «une» célébrissime «Tout est pardonné») n’ont pas été conviés à l’antenne. Parce que plus dans la ligne officielle? À notre connaissance, Charlie n’a pourtant pas été rebaptisé Pravda et France Inter a probablement dû confondre carte blanche avec carré blanc.

Martyr lui aussi, le dessinateur Riss, devenu directeur de Charlie par les circonstances de la tragédie, a commis en octobre dernier une couverture représentant l’ex-ministre de droite Nadine Morano sous les traits d’un bébé handicapé mental dans les bras du général de Gaulle, la fille de celui-ci ayant effectivement souffert d’une lourde pathologie. Morano, avec sa gouaille de poissonnière et sa finesse coutumières, venait alors de déclarer et de maintenir que «la France est un pays de race blanche». Le dessin de Riss, il est vrai particulièrement stupide et affligeant, provoqua de vives critiques. Une association de parents d’enfants handicapés menaça de le poursuivre en justice. Morano n’est pas atteinte de trisomie 21, elle est raciste. Nuance. La comparer aux enfants handicapés est odieux et leur faire insulte. De là à aller jusqu’au procès? Et la liberté d’expression dans tout ça? Fût-elle en l’espèce utilisée avec une insigne crétinerie. L’affaire en rappelle une autre. En 1999, l’humoriste Patrick Timsit fut traîné devant les tribunaux par le père d’un enfant handicapé mental pour cette sortie: «Chez les mongoliens tout est bon, sauf la tête, comme les crevettes roses». À l’époque, le scandale avait été savamment monté en épingle par l’avocat Gilbert Collard, aujourd’hui député du Front national. Finalement, l’humoriste et le père qui le poursuivait s’étaient réconciliés sur les marches du palais de justice. Arme de dérision massive, le rire est à manier avec précaution. La comique Anne Roumanoff a récemment été estampillée raciste patentée pour avoir pris l’accent africain en imitant la ministre française de la Justice Christiane Taubira, originaire de Guyane. Dans les années 80, l’imitateur Michel Leeb en faisait des tonnes pour singer «le bridé» ou l’Africain. Trente ans plus tard, la ministre de Nicolas Sarkozy, Rama Yade, née au Sénégal, démasqua l’odieux raciste dans son livre Noirs de France (2007): «Michel Leeb, grimé en noir et les lèvres rougies, a construit toute sa carrière d’humoriste sur ces clichés, notamment le supposé accent africain présenté comme la manifestation d’un handicap intellectuel». Fort heureusement, le ridicule ne tue pas. Et mieux vaut en rire… à nos risques et périls.

Qu’il s’agisse de la réflexion d’un intellectuel ou des galéjades de plus ou moins bon goût lancées par des clowns, la prudence s’impose. Liberté d’expression ou pas, tout franchissement d’une insaisissable et fluctuante ligne rouge expose à être brocardé par la presse et/ou assigné au tribunal.

Pas de liberté pour les ennemis de la liberté!
Merci aux tribunaux belges

Il existe bien une limite, stricte, à la liberté de parole. Celle-ci est fixée par la loi qui réprime l’injure, la diffamation, l’appel au meurtre, l’incitation à la haine et à la discrimination raciales. Depuis 1990, le Parlement français a adopté un autre texte, dit loi Gayssot, tendant à sanctionner «toute discrimination fondée sur l’appartenance ou la non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion est interdite». L’article 9 qualifie de délit la contestation de l’existence des crimes contre l’humanité, tels que définis dans le statut du tribunal de Nuremberg. En clair, nier publiquement l’existence des chambres à gaz et le génocide perpétré par les nazis est pénalement répréhensible. De façon récurrente, cette disposition fait controverse. Des intellectuels et historiens, et non des moindres, pointent le risque de brider ainsi tout débat historique et, surtout, qu’il n’appartient pas au législateur de dire ce que l’historien peut ou ne peut pas exprimer. Mais, sans surprise, les plus farouches détracteurs de la loi Gayssot sont les tenants de l’extrême droite rance et leurs nouveaux alliés antisémites de l’amicale «islamo-fasciste». Porte-drapeau de cette mouvance, Dieudonné M’Bala M’Bala, dont le juteux fonds de commerce consiste à proférer dans ses spectacles et interventions publiques un maximum d’ordureries, a été condamné par le tribunal de Bruxelles, le 25 novembre dernier, à deux mois de prison ferme et 9 000 euros d’amende pour antisémitisme. Interdire, préventivement, les shows de Dieudonné qui se résument à de longues diarrhées verbales, comme s’y risqua Manuel Valls, peut être considéré comme une entrave à la liberté d’expression. Une fois les propos délictueux tenus, la justice passe et condamne. Merci la Belgique.

Mais aujourd’hui, une certaine confusion s’instille. À la faveur de l’affaire Dieudonné, le président du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), Alain Jakubowicz, également avocat renommé, fut interrogé sur le célèbre sketch de Pierre Desproges, au 2e voire 36e degré: «On me dit que des Juifs sont entrés dans la salle…». «Aujourd’hui, le CRIF s’interrogerait quant à d’éventuels poursuites pour certains propos de ce sketch», confia Me Jakubowicz, athée, militant engagé de la laïcité. Le philosophe du siècle dernier avait raison, décidément «l’ennemi est con».

 


(1) Emmanuel Todd, Qui est Charlie? Sociologie d’une crise religieuse, Paris, éditions du Seuil, 2015. Ouvrage qui connut un grand succès et fut traduit dans de nombreuses langues.