Il était une fois un petit pays sans religion d’État avec, à sa tête, une dynastie catholique. Passés aux cribles de la recherche historique, les rapports entre les rois et la religion s’avèrent aussi politiques que privés.
Il n’existe pas de religion d’État en Belgique. L’article 14 (2) de la Constitution de 1831 garantit la liberté de culte et d’opinion et l’article 16 (3), la non-intervention de l’État dans la désignation des ministres du Culte, quels qu’ils soient. Au début de l’indépendance de la Belgique, cette constitution libérale était perçue par les milieux catholiques les plus conservateurs comme une grave atteinte aux droits politiques exclusifs de l’Église. La religion pratiquée par le premier roi des Belges n’était pas de nature à dissiper leurs appréhensions puisque Léopold de Saxe-Cobourg et Gotha était un protestant luthérien de stricte observance.
Comme le peuple
Très vite, cependant, à la grande joie de la nonciature apostolique, la religion catholique va devenir la religion de la monarchie. Pourquoi une telle évolution? Parce que le catholicisme était la religion principale des Belges, pour ne pas dire l’unique religion. Conformément à l’esprit de l’époque, le souverain ne devait pas être le «roi de Belgique», mais le «roi des Belges», c’est-à-dire un roi représentatif de l’identité de son peuple et respectueux de ses croyances. Le mariage, en 1832, de Léopold Ier avec la très pieuse Louise-Marie d’Orléans, fille du roi des Français, constitua à cet égard une victoire symbolique pour les milieux catholiques. Le roi protestant s’engageait par un mariage catholique à élever ses enfants, et donc l’héritier du trône, dans la «vraie foi». Au fil des années, conforté par la pompe des baptêmes et des mariages princiers, par les bons rapports qu’entretint la monarchie avec l’épiscopat belge, le regard des milieux catholiques conservateurs se fit moins suspicieux, jusqu’à considérer souvent le couple royal comme l’allié objectif de la «religion nationale».
Un levier politique
Cette alliance fantasmée du trône et de l’autel est trompeuse à plus d’un titre. Paradoxalement, l’image médiévale du «bon roi très chrétien» s’adapte davantage aux souverains récents – Baudouin en tête –, mais ne procède absolument pas d’une quelconque tradition familiale. En effet, si l’on tire un bilan des opinions formulées en privé par Léopold Ier, Léopold II, Albert Ier et Léopold III, on est forcé de constater que les quatre premiers rois des Belges conçurent davantage la religion catholique comme une obligation protocolaire ou un levier politique que comme une vérité révélée susceptible de les influencer moralement et/ou spirituellement. Quoique protestant et franc-maçon, Léopold Ier fut sans doute le plus actif dans la protection du catholicisme, surtout à la fin de son règne. Sous le dernier cabinet dirigé par Charles Rogier (1857-1867), il intervint à diverses reprises pour protéger les intérêts catholiques qu’il estimait par trop malmenés par les doctrinaires libéraux. Ce faisant, il désirait surtout préserver l’identité religieuse du peuple belge qu’il considérait comme un anticorps efficace contre l’hydre révolutionnaire française. De conversion à la religion de son peuple, il ne fut en revanche jamais question. Sur son lit de mort, il accueillit l’ultime tentative de sa belle fille Marie-Henriette d’Autriche d’un fulgurant «Nein!».
En digne machiavélien, son fils Léopold II souffla indistinctement le chaud et le froid sur les deux piliers idéologiques du pays. En 1879, il n’hésita pas à signer le texte de loi voté par les députés libéraux majoritaires instituant la création d’écoles «sans Dieu», au grand dam des catholiques qui le pressaient d’exercer son droit de veto contre cette «loi de malheur». À ceux qui l’accusèrent alors de favoriser la laïcisation du pays, il apporta un démenti cinglant en signant quelques années plus tard le texte qui annulait la loi de 1879, décevant cette fois les libéraux rejetés dans l’opposition. À la fin de sa vie puisqu’il se maria sur son lit de mort avec sa dernière maîtresse, la baronne de Vaughan.
Son neveu Albert Ier fut sans doute le moins catholique des rois belges. Doté d’un esprit pragmatique et rationaliste, Albert Ier était passionné de sciences. Son éducation a sans doute grandement contribué à ce trait de caractère. Son précepteur fut en effet l’officier d’état-major Harry Jungbluth, un protestant rigide qui mettra un point d’honneur à doter Albert d’un esprit critique et à lui donner une éducation adogmatique. À cet enseignement, il faut ajouter l’influence des cours de sciences sociales donnés par Émile Waxweiler et Ernest Solvay, réputés tous deux pour leurs opinions libérales. Au cours de la guerre, le Roi Chevalier prit ainsi plusieurs fois ombrage de la diplomatie parallèle menée par l’Église et singulièrement par le pape Benoit XV, n’hésitant pas à contester les droits du Vatican en la matière: «Pour moi, il n’y a et il n’y aura jamais qu’un Saint-Père, c’est celui qui règne dans les Cieux», écrivait-il en février 1916 à son secrétaire Jules Ingenbleek.
Très influencé par les jugements de son père, même de façon posthume, Léopold III partageait la même foi déiste en un Dieu détaché de toute autorité temporelle et, par conséquent, la même méfiance pour le cléricalisme de l’Église romaine.
Baudouin et le spectre de la crise constitutionnelle
Parmi tous nos souverains, il semble que seul Baudouin ait pleinement correspondu à cet idéal du «bon roi très chrétien» en refusant de signer la loi légalisant l’avortement. Rappelons à cet égard qu’Albert II et Philippe sont restés plus prudents en la matière puisque le premier a signé la loi légalisant le mariage des personnes de même sexe tandis que le second n’a pas exercé son droit de veto contre celle étendant le droit d’euthanasie aux mineurs. On peut supposer que la crise qui eut lieu sous Baudouin a servi d’exemple à ses successeurs. Il est possible également qu’Albert II et Philippe aient été convaincus par l’idée avancée a posteriori par certains constitutionnalistes que la signature du roi n’était plus désormais qu’une formalité administrative et n’engageait pas nécessairement sa conscience. À nos yeux, le débat reste ouvert, avec cette seule certitude: si d’aventure un monarque un peu plus audacieux se prévalait de ses convictions religieuses ou philosophiques pour ne pas signer un texte de loi voté par le Parlement, une grave crise politique éclaterait sur le champ. Nul ne sait en l’occurrence si la monarchie belge en sortirait indemne.
(1) Cet article s’inscrit dans le sillage de plusieurs conférences données par l’auteur à Liège, Charleroi et Sivry-Rance sur les rapports qu’entretinrent les cinq premiers rois belges avec
la religion catholique.
(2) Actuel article 19.
(3) Actuel article 21.