Espace de libertés – Février 2016

Ces citoyens que l’on tente de faire taire


Dossier
Journalistes, blogueurs, militants, artistes engagés politiquement, etc. Ces empêcheurs de penser en rond font-ils l’objet d’attaques parce qu’ils dérangent l’ordre établi?

La liberté de la presse ne peut à aucun moment s’analyser en évinçant le rôle essentiel qu’elle joue de fondement démocratique. Le sociologue Claude Lefort définit la démocratie comme «un lieu de pouvoir vide caractérisé par son indétermination et par son ouverture». À la différence de l’Ancien Régime et des régimes totalitaires, le pouvoir y est «inappropriable» et continuellement remis en cause. Son indétermination et son ouverture font qu’elle s’inscrit sans cesse dans le jeu des possibles. C’est le régime de l’interrogation permanente dont la légitimité tient à la «division» sociale qui la fonde, c’est-à-dire à la séparation entre toutes les instances qui la composent: société civile et État, vie privée et vie publique, classes sociales antagonistes, pouvoirs concurrents, et se traduit dans la permanence du désaccord et du conflit «institué».

Tout système, tout pouvoir, tout savoir, toute institution et toute croyance doivent être mis à l’épreuve par la pensée et par conséquent, par l’expression.

Éloge de la confrontation

La démocratie procède donc ontologiquement d’une reconnaissance de la pluralité des intérêts, des opinions et des croyances, et même d’un consentement à la contradiction et au conflit. C’est l’adhésion à la survenance du conflit, le refus d’une autorité inconditionnée et d’un pouvoir incarné dans une institution ou dans un monarque qui est à l’origine et au cœur du régime démocratique. Il en résulte nécessairement que la connaissance ne peut à aucun moment s’ancrer dans un dogme: «De même, il n’y a pas de loi sociale qui puisse être rapportée à un ordre du monde, à un ordre de la nature. Il n’y a pas de loi qui ne puisse être soustraite à la discussion et à l’affrontement des hommes dans notre société.»

Un principe anarchique formé de divisions, de désaccords et de conflits se voit ainsi conférer un statut démocratique fondateur, antidote essentiel aux idéologies totalitaires. On comprend alors que tout système, tout pouvoir, tout savoir, toute institution et toute croyance doivent être mis à l’épreuve par la pensée, toutes les pensées, et par conséquent, par l’expression et toutes les formes de médias. Les médias apportent en effet cet accès nécessaire à l’incertitude et cette ouverture sur le monde. Ils empêchent le secret et permettent la comparaison, la contradiction, la protestation et la revendication. Il en va de même de l’art.

Une nouvelle agora démocratique

En un temps où la démocratie est décrite comme étant en crise et où le système de la seule représentation du peuple par les élus ne paraît plus satisfaire les exigences de la modernité et de la complexité des questions politiques et sociales, ne peut-on pas pousser le raisonnement jusqu’à affirmer, comme le fait l’historien Jean-François Sirinelli, que la scène médiatique constitue aujourd’hui la nouvelle agora démocratique? Avec lui, Bernard Manin y trouve un nouveau forum de délibérations donnant naissance à une «démocratie du public» liée à l’émergence de nouveaux modes d’expression de la relation électeurs-élus, qui permet d’émanciper l’opinion des organisations partisanes, lesquelles perdent peu à peu le monopole de l’énonciation des clivages politiques et sociaux. Selon lui, le thème actuel de la crise de la démocratie renvoie moins à la déliquescence des principes fondateurs du système qu’à la crise d’une forme particulière du gouvernement représentatif, celle qui s’était établie dans le sillage des partis et des élites politiques et économiques. Le gouvernement représentatif qui induit de manière générale des ralliements – certes stables – plutôt que des modes de délibérations effectives – nécessairement fluctuants – exclut par essence toute perspective d’effectivité du principe de la souveraineté populaire.

Désormais, selon ce politologue, dans le nouveau forum constitué par l’espace médiatique, la délibération est au contraire constante, voire quasi institutionnelle, et les citoyens plus autonomes dans leur jugement. Cette thèse s’inscrit dans les analyses qui sont faites depuis les années 60 des perspectives de renouveau du champ politique et des institutions démocratiques. De nombreux auteurs s’accordent pour les situer notamment dans des formes de participation et de négociation plus poussées visant à rendre au citoyen un réel pouvoir, non seulement de réflexion et de délibération mais aussi de décision, et à juguler de la sorte la défiance qu’il nourrit à l’égard des élites professionnelles.

Le bâillon masqué

La concrétisation et le succès de ces formes nouvelles de démocratie participative dépendent, on le voit, de l’élargissement et du renforcement du débat public ainsi que de l’accès le plus étendu à l’information et à l’expression. L’étendue des espaces d’expression, de communication et des médias, mais aussi leur autonomie, constitue alors sans doute possible le nécessaire point d’ancrage de l’invention et du renouveau des institutions démocratiques, voire de leur pérennité. C’est pourquoi en m’appuyant sur ces analyses, je prétends que la liberté d’expression non seulement se situe aux fondements des démocraties, mais en constitue également de manière indubitable l’horizon indépassable. C’est, comme l’affirmait déjà Jean-Baptiste Nothomb en 1879, «l’histoire de toutes les agitations chez les peuples arrivés à la possession d’eux-mêmes».

Et dans ces conditions précises, la méfiance régulièrement exprimée, les critiques et la volonté de conditionner l’expression et la liberté de la presse relèvent en réalité d’une défiance qui est nourrie par l’intelligentsia et les tenants des leviers politiques et socio-économiques à l’égard des possibilités grandissantes qu’ont les individus de discuter désormais publiquement du fondement des légitimités qui semblent a priori s’imposer dans la vie politique au sens large.

Comment ne pas apercevoir en effet que c’est la volonté de maîtriser l’intensité de la vie démocratique qui est à l’œuvre de cette vigilance particulière manifestée à l’endroit des modes d’expression? Que c’est la crainte de la politisation des masses qui prend le masque de l’évitement du chaos? Et que les velléités visant à prévenir les «abus» de l’expression, «la tyrannie de l’opinion», ou le «populisme», participent fondamentalement du refus de l’égalité entre les individus et les institutions, jalouses de leur monopole dans l’énonciation du réel, et en définitive relèvent de ce que Jacques Rancière nomme «la haine de la démocratie»?