L’interview de Vinciane Colson avec Vincent Cespedes
Depuis l’attentat contre Charlie Hebdo, la question des limites à la liberté d’expression fait recette. Pour Vincent Cespedes, philosophe et essayiste français, la loi constitue la seule limite acceptable à la liberté d’expression. Tout doit pouvoir être discuté… à condition de faire appel à des contradicteurs de poids.
Espace de Libertés: Le concept de liberté d’expression peut-il être réduit à un absolu qui reviendrait à dire qu’elle est intangible par principe et en toutes circonstances?
Vincent Cespedes: La liberté d’expression selon moi doit être indexée à la loi… évidemment la loi d’un pays démocratique. C’est fondamental. Lorsqu’il s’agit d’appel au meurtre, d’appel à la haine envers des minorités ou de diffamation, la loi intervient. Sinon, la liberté d’expression n’a aucune limite et ne doit pas en avoir. Le drame, c’est lorsque la liberté d’expression est limitée en dehors de la loi: toutes les formes de censure liées à des communautés et des corporatismes, ou les autocensures, comme le journaliste qui va limiter sa parole parce qu’il a peur des retombées.
Le respect du sacré peut-il justifier que l’on s’autocensure?
Ça ne le justifie pas. Mais hélas, ça existe. Et je le déplore, parce que le sacré des uns n’est pas le sacré des autres. On ne peut pas ériger des choses comme étant indiscutables et intouchables. Tout doit pouvoir être discuté et remis en question. Parfois, les mots peuvent tuer ou faire du mal. C’est là où la loi intervient. Sinon, il n’y a pas d’indiscutable. C’est le principe de laïcité qu’il faut absolument remettre au goût du jour dans son côté généreux et héroïque, et non pas dans son côté plus ou moins partial. La laïcité, c’est la capacité de pouvoir discuter de tout dans une réelle cohérence de la discussion, sans mettre en avant les arguments religieux, idéologiques, spirituels comme étant une entrave à la liberté de l’autre. Mais aujourd’hui des groupes de pression instrumentalisent la laïcité. Soit pour en faire quelque chose de xénophobe. [L’association française] Riposte laïque, par exemple, c’est de l’extrême droite cachée derrière la laïcité, une instrumentalisation perverse d’un concept généreux par essence. Soit en disant qu’il faut condamner la laïcité, car elle serait par essence xénophobe. Ça, c’est l’inverse: une certaine forme d’islamisme ou de christianisme sectaire pour qui la laïcité est l’ennemi à abattre.
Dans un article publié dans le Huffington Post (1), vous critiquez le rappeur Médine qui véhiculerait la haine selon vous. Mais vous affirmez aussi que la liberté d’expression n’est pas à géométrie variable. Or, cette critique de Médine ne pourrait-elle pas passer pour une forme détournée d’incitation à la censure?
Pas du tout. La critique n’est pas la censure. Je n’ai jamais dit: il faut l’interdire. Au contraire. Il fait penser puisqu’il me fait écrire et réfléchir. C’est justement la confusion que ce rappeur a voulu agiter en disant: «Regardez, on me bâillonne!» Mais personne ne le bâillonne. Il a eu son droit de réponse, il peut faire les albums qu’il veut. Il ne s’agit pas d’inquiéter une parole, il s’agit de la critiquer. La critique est nécessaire. Grâce à elle, on renouvelle la démocratie. La liberté d’expression doit être maximale pour que ceux qui ont des pensées absolument réactionnaires, inhumaines, barbares, violentes puissent s’exprimer et qu’on puisse leur adresser des critiques. Des critiques rationnelles, aussi fortes que sont leurs coups symboliques portés à l’encontre de la citoyenneté et du vivre ensemble.
Vous admettez, sans les cautionner et dans les limites de la légalité, que des gens comme Dieudonné ou Zemmour puissent s’exprimer. Dans cette perspective, ne faut-il pas que quelqu’un se charge de décoder leur message avec l’esprit critique nécessaire?
Dieudonné et Zemmour ont été condamnés. La loi est là, il n’y a pas de problème à ce niveau-là. La question, elle est fondamentalement journalistique: c’est la publicité faite à ces individus. Il y a une vraie interrogation à avoir sur la «buzzmania» journalistique. Est-ce qu’on va plébisciter des intellectuels qui ont des choses à dire et qui font avancer le débat? Ou est-ce qu’on va solliciter des clowns qui font semblant de dire des choses mais par pure provocation? Et là, je regrette, il y a une grande partie des journalistes qui est happée, parce que c’est financièrement plus intéressant, par la buzz mania. Il y a une grande réflexion à avoir sur la déontologie journalistique à l’heure d’Internet et du buzz. Je trouve démocratiquement criminelle l’attitude d’un Laurent Ruquier qui a donné des tribunes libres à Éric Zemmour sans contradicteur de poids en face. Ruquier est capable de donner d’immenses tribunes à des fachos et à des réactionnaires… en rigolant! Il y a une immense responsabilité journalistique dans le chef de ceux qui organisent les débats. Mettez du sulfureux si vous voulez mais il faut mettre en face des gens de poids, des contradicteurs performants, qui peuvent critiquer et montrer la bêtise.
Dans votre ouvrage Oser la jeunesse (2), vous évoquez une «censure anti-jeunes» qui frapperait ceux dont la pensée s’écarte des sentiers battus. Cela constitue-t-il une entrave à la liberté d’expression?
Quand les jeunes se mettent à parler, on est tout surpris parce qu’on a oublié comment ils parlent quand ils parlent du monde et des choses importantes de la vie. Dès qu’il faut parler de la jeunesse, les gens parlent de leur fils ou de leur fille. La jeunesse, ce n’est pas les copains de votre fils. C’est beaucoup plus pluriel, foisonnant, irrévérencieux et bordélique.
Depuis le début de la télé-réalité, on s’est coupé de la jeunesse… et c’est effectivement une forme de censure. En 2005, lorsque les banlieues étaient à feu et à sang, ils ont interrogé des jeunes et on a vu tout d’un coup qu’ils avaient des choses intéressantes à dire, beaucoup plus brillantes que les experts, ces gens grisonnants qui nous disent comment il faut penser et voter. Mais la jeunesse va faire son retour en force dans les années à venir. Je plaide pour qu’on aide cette jeunesse à s’exprimer et qu’on lui tende le micro dans les débats de société, dans les JT, face aux décideurs. Pas en lui créant des espaces propres, ça serait la parquer dans le débat, mais en la confrontant aux espaces de débat qui existent.
(1) Vincent Cespedes, «Mélangeons-nous!», mis en ligne le 15 janvier 2015, sur www.huffingtonpost.fr.
(2) Vincent Cespedes, Oser la jeunesse!, Paris, Flammarion, 138 p.