Espace de libertés – Février 2016

Qui a droit au délit politique?


Entretien

L’entretien d’Olivier Bailly avec Jérôme Peraya

Le 23 novembre 2015, la Justice rendait son verdict et épargnait à Jérôme Peraya et six comparses quelques années de prison. Leur méfait? Avoir violé l’enceinte du Shape, le quartier général européen de l’OTAN, pour y dénoncer la présence d’armes nucléaires.

Le tribunal correctionnel de Mons a reconnu la désobéissance civile comme moyen d’action pour renforcer le débat démocratique et a suspendu le prononcé. La décision fut accueillie avec soulagement et… déception. Leur acte n’a pas été qualifié de «délit politique». Pourquoi? Et à quoi bon?

Espace de Libertés: Un rappel des faits, d’abord?

Jérôme Peraya: Le 7 février 2012, un petit groupe de personnes s’introduit dans le Shape de Mons. J’en fais partie. Nous sommes rentrés avec une échelle, sans rien détruire. Nous nous sommes baladés dans la base pendant environ une heure. Nous avons pris des photos, des vidéos. On a placardé quelques autocollants. Nous nous étions divisés et certains sont sortis par l’entrée suite à une rencontre, d’autres sont repartis par où ils sont venus, via l’échelle que l’on a laissée sur place. Elle est devenue une pièce ajoutée au dossier lors du procès.

Pourquoi cette action?

Le but était de mener une «inspection citoyenne» dans le cadre d’une campagne «NATO Game Over». Notre présence s’expliquait pour deux raisons: d’abord mobiliser pour une grande action similaire en avril 2012 (qui débouchera sur l’interpellation administrative de 483 personnes ayant tenté de rentrer dans le QG de l’OTAN à Évere, NDA). Ensuite, contester le bombardement en Afghanistan. Nous avions alors demandé au gouvernement une information sur les victimes civiles et nous n’avions reçu aucune réponse.

Vous avez ensuite diffusé les images prises lors de cette visite. Le procès était inévitable. Vous l’avez cherché?

Tout à fait. C’était et c’est une façon de faire parler de l’illégalité de la présence de ces armes nucléaires sur le sol belge. L’objectif était d’avoir un procès où notre acte était reconnu comme «délit politique», et pas simplement un délit renvoyé en correctionnelle.

Quels étaient les risques?

Une peine maximale de cinq ans de prison. Avant ce type d’action, chacun reçoit un briefing précis avec, notamment, les conséquences potentielles. Nous étions sept sur le banc des accusés. Ce sont les vidéos qui ont permis de nous identifier. Nous avons fait front commun, assumant collectivement les actes de chacun sans préciser qui avait fait quoi. Le 6 octobre 2014, nous avons reçu une assignation à comparaître avec une première audience pour le 26 mars 2015. Nous avons demandé une chambre à trois juges, un droit de la défense pour viser l’impartialité. Cela a reporté le jugement jusqu’au 26 octobre 2015.

Était-ce pour vous la seule manière de pouvoir vous faire entendre?

Il y a d’autres lieux et d’autres moyens, mais nous les avons mobilisés et nous n’avons jamais réussi à avoir un interlocuteur quelconque. Quand tous les recours légaux ont été tentés, il faut à un moment enfreindre la loi, commettre une infraction pour dénoncer une infraction largement plus grande qui est l’entraînement toute l’année de nos militaires au largage d’armes nucléaires.

Le politique a été sourd à vos demandes?

Nous avons eu quelques avancées, la carte blanche d’anciens ministres réclamant plus de clarté, mais l’accord avec l’OTAN est secret. Personne ne peut confirmer ou infirmer la présence des armes nucléaires, même s’il s’agit d’un secret de polichinelle. Toute personne avec un mandat ne peut rien dire ou faire. La Chambre n’a aucun pouvoir, elle n’est pas compétente sur la question. Le déficit démocratique est considérable face à ce qui est une arme de destruction massive!

Comment avez-vous accueilli
le jugement?

Avec soulagement pour une partie des sept inculpés. Tout le monde n’est plus au même niveau d’engagement. Certains auraient eu des problèmes professionnels s’il y avait eu une condamnation, avec l’impossibilité de fournir un certificat de bonne vie et mœurs. D’un point de vue politique, la Cour a reconnu dans son verdict la motivation politique de notre action, mais lui a refusé le «statut» de «délit politique».

Pourquoi?

Elle a jugé qu’en voulant sensibiliser le grand public, nous en appelions à plus de démocratie. Nous ne remettions pas en cause les fondations de la nation, de la démocratie. Ce jugement renforce, valide la désobéissance civile.

C’est plutôt bien ça, non?

Cela dénature notre action. Quand on va comme nous sur une base militaire, il y a une atteinte à la Sûreté de l’État. On s’attaque au rôle de la Belgique au sein de l’OTAN, à une institution de la nation et à sa politique extérieure. C’est un délit politique pur. Non-violent avec motivation politique. Si les seuls délits politiques acceptables sont ceux qui militent pour la tyrannie, la dictature, si ce sont les actes de terrorisme, comment encore agir de manière politique?

Seul le terrorisme deviendrait
politique
?

C’est une question qui se pose avec ce jugement. L’acte politique doit-il forcément passer par la violence, par un acte fondamentalement antidémocratique? Pourtant, demander plus de politique, c’est demander plus de démocratie. Notre avocat était beaucoup plus content que nous, parce qu’il n’y avait aucune sanction, parce que les motivations étaient reconnues, tout comme la désobéissance civile.

Quelle aurait été la différence avec cette qualification «politique»?

Nous allions aux Assises où le focus médiatique aurait été plus grand, où nous aurions pu aborder le contenu politique de manière plus forte. Ceci dit, il y a de grandes chances que si le délit politique avait été reconnu, le Ministère public ne nous aurait pas poursuivis par crainte de l’impact médiatique. Il y eut deux cas en Flandre qualifiés de crime politique, mais sans poursuites jusqu’aux Assises.

Ce jugement vous conforte-t-il tout de même dans vos actions? Voire les facilite à l’avenir?

Nous n’avions pas forcément besoin d’être confortés dans nos pratiques. Mais oui, ce jugement peut nous aider. L’avocat parle d’un jugement «maternaliste». Du genre «vous avez déconné, c’est bon pour une fois». Ce côté du jugement est incarné par la peine d’un an de probatoire. Pour des raisons déjà évoquées, nous avions au sein du groupe demandé cette suspension simple du prononcé (1) et je pense que pour la Cour, c’était une porte de sortie. Si nous ne lui avions pas ouvert, elle aurait dû faire un choix plus net.

Ce jugement est tout de même une victoire pour la liberté d’expression, de manifestation, d’action?

Oui parce qu’elle valide la désobéissance civile et crée une jurisprudence. La désobéissance civile est reconnue comme un moyen pour faire avancer la société. Cette jurisprudence n’est pas tant profitable pour nous que pour l’ensemble des mouvements sociaux. Si d’autres peuvent s’en emparer pour faire entendre leur voix, pour aller vers plus de Justice sociale, climatique, avec un grand J, alors oui, cette action aura une vraie plus-value.

Vous avez craint d’être victime du climat ambiant où la légitimité d’une contestation, syndicale ou associative, est de plus en plus remise en question?

Ce climat de criminalisation de la contestation est évident. Il suffit de constater qu’à Bruxelles, la manifestation COP21 a été interdite (en novembre 2015, NDLR). Impossible de la maintenir faute de moyens, alors que le marché de Noël a pu se tenir tous les jours! Cela montre surtout les priorités pour allouer les moyens. Lors du procès, la substitute du procureur du roi a demandé une peine de principe. Elle ne voulait pas nous envoyer en prison, mais une condamnation pour renforcer en ce sens la jurisprudence. Cela participe à la même logique. Mais nous avons surtout reçu beaucoup de marques de solidarité, des personnes qui, avant même les événements du 13 novembre, ont reconnu que notre cause était aussi la leur.

L’interview se termine. Voulez-vous préciser quelque chose?

Qu’on le refera.

 


(1) La suspension signifie que le juge estime que les faits qui vous sont imputés sont établis, mais qu’il suspend le prononcé de la condamnation pendant une période déterminée. Cette période, également appelée délai d’épreuve, peut varier d’un an à cinq ans selon les faits. Source: http://justice.belgium.be.