Espace de libertés – Février 2016

Le juge ne pouvait empêcher Médor d’aboyer


Dossier
Dans leur premier éditorial collectif, les dix-neuf fondateurs de «Médor», nouveau «trimestriel belge d’enquêtes et de récits», relevaient que l’une des principales menaces qui pèsent sur le journalisme d’investigation est la censure directe ou indirecte qui s’exerce par le biais des procès (1). Ils ne croyaient pas si bien dire…

Le 18 novembre 2015, quelques jours à peine avant le lancement programmé du magazine en librairie, par une ordonnance rendue sur requête unilatérale introduite par la société Mithra Pharmaceuticals, le président du tribunal de première instance de Namur a fait interdiction à Médor et à son journaliste David Leloup «de publier et de diffuser» un article qui mettait en cause la requérante.

Le maintien de cette interdiction, prononcée au terme d’une procédure unilatérale – sans aucune prise en compte des arguments du journaliste ou du média –, était assorti de l’introduction par Mithra d’une procédure en référé classique – contradictoire – dans les 48 heures. Saisi sur cette base, et après avoir entendu les arguments des défendeurs, le président du tribunal de première instance de Namur a considéré, par une décision du 1er décembre 2015, d’une part, que l’ordonnance initialement rendue devait être rétractée, faute d’avoir été adoptée dans les conditions d’extrême urgence justifiant une procédure unilatérale et, d’autre part, que l’action en référés tendant à maintenir l’interdiction de diffusion – et à titre subsidiaire, à faire apparaître un rectificatif de Mithra sous l’article litigieux – n’était pas fondée.

Le cadre juridique des ingérences préventives en Belgique

Comment appréhender juridiquement cette tentative de censure? Deux sources de droit principales trouvent à s’appliquer à la présente situation: la Convention européenne des droits de l’homme, tout d’abord, qui, en son article 10, protège la liberté d’expression, mais également les articles 19 et 25 de la Constitution, consacrant, d’une part, la liberté qu’a chacun de manifester ses opinions en toute matière et, d’autre part, liberté de la presse et l’interdiction de la censure.

Curieusement, le premier juge saisi n’avait fait mention dans son ordonnance que du seul article 10 de la Convention européenne, en passant sous silence les garanties offertes par la Constitution belge. Il est vrai que, pris isolément, l’article 10 de la Convention n’interdit pas toute forme de contrôle préventif sur la presse. La Cour de Strasbourg considère toutefois que toute mesure préventive exige de sa part un examen particulièrement scrupuleux, et spécialement dans le cas de la presse. En effet, « l’information est un bien périssable et en retarder la publication, même pour une brève période, risque fort de la priver de toute valeur et de tout intérêt » (2).

À côté de la Convention européenne, la Constitution belge confère une protection renforcée à la liberté d’expression et à la liberté de la presse et interdit la censure, comme l’ensemble des mesures préventives, qui, émanant d’une autorité publique, viseraient à empêcher quiconque de s’exprimer, le cas échéant, par le biais d’un média. Dans une fameuse affaire RTBF c. Belgique, la Cour de Strasbourg a relevé que l’article 19 de notre Constitution n’autorisait que la répression a posteriori des abus de la liberté d’expression. On rappellera cependant que la Cour de cassation de Belgique a pu considérer que l’on ne pouvait parler de censure contraire à l’article 25 de la Constitution lorsque l’écrit imprimé avait connu un début de diffusion suffisant, matérialisé, dans le cas soumis à la haute juridiction, par son impression et sa diffusion en kiosques (3).

En l’espèce, le second juge saisi a considéré que l’interdiction initialement prononcée à l’égard de l’article publié dans la version papier de Médor s’assimilait à une véritable censure prohibée par la Constitution. Le fait que des abonnés aient déjà pu recevoir leur exemplaire n’a, semble-t-il, pas eu d’influence sur la solution du litige. La demande tendant à interdire le maintien en ligne d’un avant-goût de l’article qui avait été préalablement publié sur le site web de Médor et la demande subsidiaire tendant à assortir cet extrait, de même que l’article complet publié dans la version imprimée, d’un rectificatif, furent toutes deux rejetées au motif qu’aucune apparence de faute n’était démontrée dans le chef du journaliste et de l’éditeur.

L’interdiction de la censure, le prix du libre débat démocratique?

Si notre Constitution ne tolère pas les mesures préventives, la liberté de la presse n’en est pas absolue pour autant. La victime de tout usage fautif de la liberté d’expression a, en toute hypothèse, la possibilité d’agir au civil pour réparer un éventuel dommage ou pour en limiter l’étendue. Une telle action ne peut cependant être introduite qu’après que le propos a connu un début de diffusion suffisant permettant au public d’en prendre connaissance. C’est là le prix du libre débat démocratique. En effet, il est loin d’être évident d’identifier par avance les idées ou informations qui méritent leur place dans l’espace public. Le juge n’échappe pas à cette difficulté – et encore moins le juge de l’extrême urgence, appelé à statuer sans même entendre les arguments de celui qui souhaite s’exprimer. L’on ne donc peut que se réjouir que Médor ait finalement été autorisé à aboyer pour la première fois et c’est à juste titre que la seconde ordonnance rendue dans cette affaire a été accueillie comme un soulagement non seulement pour Médor, mais également pour la liberté de la presse dans son ensemble.

Le second juge en profite pour renvoyer l’entreprise demanderesse à ses propres responsabilités: «S’il ne peut être nié qu’à l’heure actuelle, l’existence de cet article [publié sur le site internet] ou de celui à venir a fait l’objet de commentaires abondants émanant de la presse, cette situation résulte de la seule procédure judiciaire intentée par la SA Mithra qui a, bien malgré elle, donné au contenu de l’article une publicité qu’il n’avait pas auparavant, publicité qui ne saurait toutefois fonder à elle seule la mesure sollicitée.» Dont acte.

 


(1) «Sauve qui peut», édito, Médor, hiver 2015-2016, p. 2.

(2) Parmi de nombreux autres, Cour eur. D.H., plén., arrêts Observer et Guardian et Sunday Times (n° 2) c. Royaume-Uni, 26 novembre 1991, respectivement §§ 60 et 51.

(3) Cass., 29 juin 2000, Pas., 2000, I, p. 1222, n°420.