Espace de libertés – Février 2016

Russie: une Église toujours plus impériale


International
Poutine aime Kyrill, et vice versa. Ou comment le pouvoir temporel russe a admis dans son orbite l’Église orthodoxe.
Au grand dam des forces démocratiques.

Le concept de «monde russe» répandu au sein de l’Église aujourd’hui «indique que l’orthodoxie est en train de devenir une religion politique». La Noël 2015 de Sergueï Tchapnine, l’auteur de ces mots, a été très chahutée. Le rédacteur en chef de La revue du patriarcat de Moscou, qui passe pour être un esprit ouvert et critique, s’est vu limogé par le patriarche Kyrill. Son crime: avoir dénoncé la dérive de l’Église russe, redevenue à l’entendre «une Église de l’Empire».

L’Église orthodoxe ne serait que l’instrument complice du Kremlin? Sergueï Tchapnine le pense ardemment. Pour lui, en s’engageant à façonner l’identité nationale de la Russie, l’Église favorise le patriotisme et les valeurs traditionnelles «en coordination avec la propagande du gouvernement». Tchapnine relève encore qu’avec la montée du concept de Russkiy Mir (le «monde russe») dans les milieux du pouvoir politique et dans les sphères ecclésiastiques, l’Église a pris un tournant idéologique «complexe» depuis une dizaine d’années.

L’affaire des «Pussy Riot», symbole de la collusion Église/État

Cette actualité récente rappelle le rôle de premier plan joué par l’Église orthodoxe dans la société russe. Un rôle qui ne souffre manifestement pas d’être contesté. L’impression qui domine est plus précisément celle d’un donnant-donnant, comme l’a montré le procès des Pussy Riot, ces trois punkettes qui avaient manifesté contre Vladimir Poutine le 21 février 2012, devant l’iconostase de la cathédrale du Christ-Sauveur à Moscou. Condamnation, détention, libération… L’affaire des «Pussy Riot a surtout mis en exergue la collusion existant entre l’État poutinien et la puissante Église orthodoxe de Russie», écrivait en 2014 le vaticaniste français Henri Tincq. Il poursuivait: «Dès que le groupe punk a manifesté dans la cathédrale du Christ-Sauveur, symbole de la renaissance de l’Église russe après la période soviétique, le patriarche Kyrill de Moscou a volé au secours de Vladimir Poutine et fait se lever un immense cri de protestation contre un simple chahut qu’il n’a pas hésité à qualifier de “profanation” et de “blasphème”.» Le patriarche Kyrill se mit alors à multiplier les initiatives pour mieux enfoncer les trois jeunes femmes: pétitions, manifestations, interventions de «people» gagnées à Vladimir Poutine, etc. Et même la célébration d’un office religieux dans toutes les cathédrales de Russie pour réparer l’»offense»…

Ce parti pris en faveur du pouvoir en place est pleinement assumé par l’Église orthodoxe et son patriarche. Des manifestations éclatent à Moscou contre les fraudes commises lors des législatives de 2011: Kyrill apparaît en arbitre suprême de la nation et fait taire les voix dissidentes dans son clergé. La campagne présidentielle bat son plein: Kyrill reçoit Poutine au monastère Danilov, le siège du patriarcat, et loue l’homme qui a «miraculeusement redressé la Russie». Vladimir Poutine, qui n’est pas bégueule, renvoie immédiatement l’ascenseur: «L’Église en a tellement fait dans son histoire qu’on a tous une dette envers elle». Le «tsar» est intronisé pour la troisième fois président en 2012: Kyrill fait donner un office religieux. Etc.

Un pays laïque… en théorie

Le patriarche Kyrill a parallèlement su rappeler à l’Église orthodoxe sa puissance. Détruite en grande partie par Staline, elle n’est pas moins omniprésente sur les territoires de l’ex-Union soviétique et fait office de lien entre les différentes républiques nées de son éclatement. D’où l’importance qu’elle revêt auprès d’un Vladimir Poutine tout à la reconstruction de l’empire, entre Union européenne et Chine. Cette quasi-symbiose ne semble guère heurter sa conscience, bien que la Constitution de 1993 ait fait de la Russie un pays laïque, de «séparation» entre le religieux et l’État. Si quatre cultes «traditionnels» sont reconnus, l’Église orthodoxe mène la danse – et de loin – devant l’islam, le judaïsme et le bouddhisme. Elle est le point de référence obligé en matière de religion.

Après avoir tergiversé au cours de la décennie précédente, Vladimir Poutine a finalement admis le rôle fondamental de ce ferment. L’Église orthodoxe parle à l’âme de la nation puisqu’elle est au carrefour de son histoire, même si les Russes d’aujourd’hui pratiquent peu la religion. Elle s’est refait une virginité tout en retrouvant une assise matérielle avec la restitution des biens confisqués par la Révolution de 1917. État dans l’État, elle veut jouer un rôle dans la société sans chercher à lutter contre sa sécularisation. En échange, Poutine lui confie un rôle clé dans la moralisation de la Russie. Alcool, drogue, délinquance juvénile, homosexualité… Le patriarche Kyrill et l’Église ont leur mot à dire. Ils pallient les carences de l’État à la manière du clergé du Haut Moyen Âge, lorsqu’un pouvoir temporel en lambeaux laissait aux mains de curés et de moines tantôt érudits tantôt paillards les rênes de la société occidentale.

L’extension, après la répression

L’influence de l’Église orthodoxe dépasse les frontières de l’actuelle Russie, comme on l’a vu lors de la guerre en Ukraine. Depuis une vingtaine d’années, elle n’a eu de cesse de multiplier ses infrastructures de par le monde. En 2014, elle a ainsi acquis à Paris l’ancien siège de Météo-France afin d’en faire à l’avenir un lieu tout entier dédié à la cause.

Ce processus est évolutif. Dans une étude parue en 2006 dans les Cahiers Russie («Religion et identité nationale dans la Russie de Poutine»), le directeur du Centre Sova Alexandre Verkhovski s’intéressait aux raisons pour lesquelles l’ancien officier du KGB tenait alors à distance l’Église. Cependant, écrivait-il, la société russe est dans un tel état que l’Église pourrait en profiter «pour augmenter son influence dans le pays». «À court terme, l’Église accordera donc sans aucun doute la priorité à la collaboration avec le pouvoir, d’autant que le système actuel est un système autoritaire». Alexandre Verkhovski doutait toutefois qu’elle puisse dans le même temps réaliser ses «idéaux». Sans doute évoquait-il de la sorte des idées proches de celles que défendent aujourd’hui les démocrates russes face à Poutine.