Je n’ignore pas qu’au sein même du monde laïque, certains sont prêts à offrir une tribune aux adversaires les plus virulents de la laïcité ainsi qu’à des personnalités médiatiques aux prises de positions résolument hostiles aux valeurs défendues par le monde laïque. Cette inclination me trouble d’autant qu’elle procède d’une conception faussement naïve selon laquelle on peut et on doit débattre avec tout le monde.
Pourquoi gaspiller tant de temps et d’énergie à discuter avec ces personnalités qui nous assommeront avec leurs discours simplistes?
Une question me taraude d’ailleurs lorsque j’entends certains de mes amis laïques prétendre que nous pourrons avancer dans nos luttes en débattant avec Tariq Ramadan, Éric Zemmour et Dieudonné: pourquoi veulent-ils gaspiller tant de temps et d’énergie à discuter avec ces personnalités médiatiques qui nous assommeront avec leurs discours simplistes, leurs raccourcis mensongers et leurs incitations à la haine? Espérer naïvement que leur présence dans nos espaces de débat vont nous permettre de nourrir notre réflexion sur les défis que nous devons relever, c’est oublier qu’ils se sont surtout distingués par leurs propos outranciers dans les médias, où ils sont d’ailleurs accueillis fréquemment en raison des «buzz» et des «clashs» qu’ils suscitent, même si Dieudonné vit une traversée du désert médiatique qu’il compense par des apparitions sur Internet et des performances scéniques.
Je doute que Dieudonné, cet ancien humoriste transformé en propagandiste antisémite et négationniste, soit la personne idéale pour accompagner notre réflexion sur la liberté d’expression. Les cours et tribunaux ont déjà eu l’occasion de le condamner à plusieurs reprises pour injure raciste et antisémite, incitation à la haine raciale et négationnisme.
Je ne pense pas non plus que le discours erratique et ambigu de Tariq Ramadan puisse aider le monde laïque à mieux accompagner l’émergence d’un islam européen ouvert sur la modernité. Plus de vingt ans après son apparition sur la scène médiatique, la sincérité de sa démarche et les nombreuses inanités de son discours font encore l’objet de nombreux débats. Il est en effet étonnant d’observer que ce prédicateur musulman très conservateur ne cesse de se présenter comme un réformiste religieux et un progressiste dénonçant les injustices sociales et économiques alors qu’il bénéficie du soutien politique et financier du Qatar – cette monarchie absolue prônant un islam rétrograde, appliquant les pires recettes du capitalisme sauvage et bafouant allègrement les droits les plus élémentaires, notamment ceux des travailleurs. Ses diatribes virulemment anti-occidentales et ses délires complotistes voyant derrière de nombreux événements tragiques (le 11 septembre, les tueries de Toulouse, de Musée juif de Bruxelles, de Charlie Hebdo et de Paris, etc.) la main diabolique des États-Unis et d’Israël ne souffrent en revanche d’aucune ambiguïté. Tout aussi inquiétant est le soutien qu’il n’hésite pas à apporter à Dieudonné lorsque celui-ci fait l’objet de condamnations pénales pour antisémitisme et négationnisme.
Quant à Éric Zemmour, les mélancolies rances et saumâtres de ce polémiste réactionnaire obsédé par les avancées sociétales de Mai 1968 ne nous permettront pas de développer une prise de conscience et une connaissance critique des réalités de notre société. Une seule chose le distingue de Ramadan et Dieudonné: sa franchise. Il ne dissimule jamais sa volonté de déplacer à droite le centre de gravité de la vie intellectuelle française qu’il juge dominée depuis trop longtemps par la gauche. Mais cette volonté gramscienne ne fait pas de Zemmour un interlocuteur indispensable pour débattre sur le développement d’une citoyenneté active et critique.
Les temps difficiles que nous, laïques, sommes contraints de traverser appellent des questionnements subtils et des analyses complexes. Au lieu d’invoquer à tort et à travers la liberté d’expression pour discuter avec ces trois prêcheurs de haine, il nous appartient plutôt de cultiver le doute et le questionnement parce que, comme le suggérait Hannah Arendt dans Responsabilité et jugement, «ils servent à examiner les choses et à se former un jugement». Et pour ce faire, nous n’avons pas besoin d’être distraits par la prose bruyante et insignifiante de Zemmour, Ramadan et Dieudonné.