En février 2014, le gouvernement polonais (1) du Premier ministre Donald Tusk (2) a octroyé 1,5 million d’euros (3) au musée Jean-Paul II pour son installation dans le temple de la Providence divine, bâtiment monumental situé à Varsovie. Le temps est venu de se poser la question suivante: jusqu’où le monde politique polonais est-il prêt à aller pour se concilier les bonnes grâces de l’Église catholique?
Les élections approchaient (les européennes en mai 2014, les locales en novembre 2014, les présidentielles en mai 2015 et les générales en octobre 2015) et Prawo i Sprawiedliwość (Droit et Justice), l’adversaire principal du parti au pouvoir Platforma Obywatelska (PO – Plateforme civique) dirigé par l’un des frères jumeaux Kaczyński (4) prenait de l’ampleur. Le gouvernement de Donald Tusk s’est alors justifié en déclarant qu’il s’agissait d’une donation pour le musée au sein du temple et pas pour le temple lui-même, et encore pour un musée dédié au grand Polonais qu’a été le pape Jean-Paul II, et non au chef de l’Église catholique. Ces explications, étaient-elles convaincantes? Les fonctionnaires de l’État polonais représentent-ils toujours les intérêts de ce dernier lorsque ceux de l’Église sont aussi en jeu? Comment comprendre une situation comme celle de janvier 2015, où le président du Tribunal constitutionnel Andrzej Rzepliński s’est vu décerner la croix Pro Ecclesia et Pontifice (Pour l’Église et le Pape) «pour services rendus à l’Église et au système juridique polonais»?
Les fonctionnaires de l’État polonais représentent-ils toujours les intérêts de ce dernier lorsque ceux de l’Église sont aussi en jeu?
Une Église bicéphale et politiquement engagée
En Pologne, l’Église est puissante sur l’échiquier politique. Les évêques se prononcent avec autorité dans les affaires publiques. Certains religieux s’engagent dans des campagnes politiques, en particulier avant les élections générales et les référendums. L’Église polonaise est du reste très nettement partagée en deux camps: celle «de Toruń» et celle «de Łagiewniki». Par cette seconde appellation, on entend la tendance dite «libérale» de l’Église, généralement favorable à la Plateforme civique. Son apparition remonte à janvier 2006, à une rencontre entre de nombreux membres de la PO et l’un des plus grands prélats polonais, le cardinal Dziwisz, archevêque de Cracovie et ancien bras droit de Jean-Paul II. C’est après cette rencontre que le vice-président de la Plateforme civique a eu cette phrase: «Pourvu que ce soit le catholicisme de Łagiewniki qui l’emporte en Pologne, et pas celui de Toruń».
Depuis des années, la droite conservatrice polonaise, Droit et Justice en tête, s’efforce de conserver le soutien de l’ « Église de Toruń ».
Qu’est-ce donc que ce «catholicisme de Toruń»? C’est l’ennemi de la Plateforme civique «libérale», l’adjectif ayant valeur d’insulte pour ses détracteurs. Le leader de cette tendance de l’Église polonaise est un religieux charismatique, le père Tadeusz Rydzyk, rédemptoriste, fondateur de Radio Maryja, de la chaîne de télévision Trwam et d’une École supérieure de Culture sociale et médiatique. Ces trois institutions sont basées à Toruń. Rydzyk est aussi responsable d’une fondation qui s’occupe, entre autres, de prospection géothermique, d’un réseau de téléphonie mobile et de la construction d’un parc aquatique à Toruń. Le père Rydzyk est surtout connu pour sa radio, accusée de propager des opinions d’extrême droite, antisémites et anti-européennes. Les plaintes adressées contre elle au Vatican (par exemple en 2007 par le Centre Simon Wiesenthal) sont restées sans suites. La radio occupe la 4e place au classement de popularité des stations polonaises et jouit d’une audience constante et fidèle. Il faut ajouter à cette influence médiatique que Rydzyk et sa tendance possèdent un important réseau d’influences dans les rangs des prêtres polonais. Depuis des années, la droite conservatrice polonaise, Droit et Justice en tête, s’efforce de conserver le soutien de l’ « Église de Toruń ».
L’État, l’argent de l’État…
Mais qu’elle ait les traits du père Rydzyk ou du cardinal Dziwisz, l’Église catholique brasse de gros capitaux en Pologne. On peut citer comme exemple les dossiers dont s’est occupée pendant 22 ans, à partir de 1989 (date de la chute du communisme en Pologne), la commission des biens patrimoniaux mise en place par l’épiscopat et le gouvernement polonais. Du côté gouvernemental, elle a été supervisée pendant ces années successivement par toutes les principales forces politiques, des conservateurs aux post-communistes en passant par les libéraux. Pendant cette période, les institutions ecclésiastiques ont déposé à la commission 3 063 demandes de dédommagement… et la commission a rendu 3 593 décisions. Ses activités se sont déroulées dans le désordre le plus total: sans enregistrement des informations concernant les demandes, leurs modalités et délais de réalisation, la valeur des terrains octroyés. Un même dossier pouvait être examiné plusieurs fois: le record en la matière fut de 15 fois, comme a pu le déterminer le parquet qui, en 2011, a mis en examen des membres de la commission pour avoir, entre autres, nettement sous-estimé la valeur des terrains récupérés par l’Église (mais 17 des 28 affaires ont été classées pour prescription). De l’avis du parquet, les membres de la commission défendaient davantage les intérêts de l’Église que ceux de l’État. De 1989 à 2011, la commission des biens patrimoniaux a versé aux institutions ecclésiastiques des dédommagements et compensations pour un montant d’environ 35 millions d’euros, et leur a transmis plus de 500 biens immobiliers d’une valeur de plus d’un milliard d’euros.
… et le sourire des catholiques
L’Église catholique polonaise jouit en outre de nombreux privilèges: elle ne paie pas d’impôt sur le revenu de la quête et sur l’argent perçu à l’occasion des mariages, enterrements et baptêmes, elle bénéficie d’allègements sur les dons, d’abattements et exemptions de taxe immobilière. Aujourd’hui, par l’intermédiaire du Fonds ecclésiastique, l’État finance aussi les assurances retraite de certains ecclésiastiques, dont les missionnaires. Bien que Donald Tusk ait annoncé la liquidation de ce fonds en novembre 2011, il existe toujours, au meilleur de sa forme, et a même reçu de nouveaux capitaux en 2014. Le ministère de la Défense nationale dépense chaque année environ 6 millions d’euros à l’entretien de l’ordinariat militaire. Cette somme équivaut aux dépenses de l’armée polonaise pour la culture ou la magistrature militaire. L’État finance environ 40 000 catéchistes, en majorité catholiques, pour l’enseignement de la religion dans les écoles maternelles et primaires. Les points de religion interviennent dans la moyenne des points des certificats d’étude. Dans les salles de classes, il y a des crucifix, et les cérémonies scolaires s’accompagnent souvent de rites catholiques. La morale, alternative à la religion, est une matière facultative et n’est que sporadiquement enseignée dans les écoles. L’État subventionne également l’enseignement supérieur confessionnel.
Les symboles chrétiens sont présents dans les bâtiments des pouvoirs publics, par exemple au Parlement. Les hommes politiques –pas seulement ceux de droite– participent régulièrement et ostensiblement à des cérémonies religieuses. À ce propos d’ailleurs, en mai 2015, le nouveau président polonais Andrzej Duda (Droit et Justice) a assisté à une messe en plein air quelques jours après sa victoire aux élections, mais avant sa prestation de serment. Pendant la communion, une bourrasque a soufflé une des hosties que portait un prêtre, et elle a atterri tout près du président. Celui-ci s’est immédiatement levé et est allé s’agenouiller pour la ramasser des deux mains, avant d’aller reporter le «Corps du Christ» au célébrant, l’archevêque de Varsovie Kazimierz Nycz. Cette image est sans doute symbolique de ce que seront les relations entre l’Église et l’État en Pologne dans les prochaines années. D’autant qu’en octobre 2015, le parti Droit et Justice, de connivence avec la tendance «Église de Toruń», a remporté la majorité des sièges du Parlement lors des élections.
(1) Économiquement libéral et, en principe, modérément conservateur.
(2) Il a démissioné le 9 septembre 2014 pour succéder à Herman Van Rompuy à la présidence du Conseil européen deux mois plus tard.
(3) À titre informatif, le salaire moyen en Pologne est de moins de 1 000 euros.
(4) Il s’agit de Jarosław Kaczyński, ancien Premier ministre; son frère Lech a perdu la vie en 2010 dans un accident d’avion en Russie.