Espace de libertés – Janvier 2016

Libérer la pensée créatrice


Dossier
Le soufisme, cette forme de spiritualité arabo-musulmane, est totalement ignoré des débats qui agitent notre société en conflit avec la partie orientale de son identité. Il mérite que l’on s’y attarde, parce qu’il incarne la seule expression spirituelle qui dissocie la loi sacrée édictée par les docteurs de la loi coranique de l’expérience spirituelle. Non seulement au niveau de ses manifestations religieuses, mais aussi de celui de ses manifestations culturelles de la «vérité».

On trouvera sans aucun doute dans le soufisme la possibilité d’entamer une réflexion sur une approche non orientaliste de l’islam qui contribuerait à libérer la pensée orientale du carcan de la pensée dogmatique. Dans sa forme esthétique, puisqu’il se manifeste à travers divers modes d’expression artistique (poésie, musique et chant, danse…), le soufisme est une voie possible pour explorer une réflexion philosophique sur la reconstruction d’une pensée arabo-musulmane créatrice de valeurs universelles. Une voie audacieuse qui rompt radicalement avec la forme rigide de la pensée fondamentaliste à partir d’une lecture critique et distanciée du texte sacré.

Libérer la pensée créatrice implique de faire en sorte que la religion retrouve son rôle d’expérience spirituelle loin de toute idéologie.

L’Occident semble attendre l’homme oriental au tournant, comme pour le juger sur sa capacité intellectuelle à se libérer de la pensée traditionaliste et du dogme. On peut craindre de voir dans cette attitude une résurgence inconsciente d’une forme de paternalisme orientaliste d’un autre temps. Aussi est-il important de rappeler que la «vérité» occidentale, aussi moderne soit-elle, n’est pas forcément universelle, que la pensée est toujours en devenir, que l’identité est changeante. Ce dont souffre l’homme oriental aujourd’hui, c’est de l’absence d’une pensée esthétique libératrice. Les causes de cette carence sont à rechercher, entre autres, dans l’histoire coloniale, laquelle a favorisé le repli identitaire chez le dominé comme chez le dominant.

Penser avec l’homme, ce n’est pas penser pour lui

Libérer la pensée créatrice est une entreprise valable pour l’humanité entière. Cela est possible, à condition bien sûr que cette pensée retrouve sa place centrale dans la cité, que la création redevienne le moteur de la réflexion. J’entends par pensée créatrice cette recherche permanente du soi-autre et du «qui suis-je?», question existentialiste mais ô combien nécessaire à une réflexion collective sur les «certitudes» qui inhibent chez l’homme oriental la possibilité de réfléchir, le contraignant à l’immobilisme, à la finitude.

Souvent nous oublions que les idées, aussi grandes soient-elles, quand elles transitent par une mentalité aliénée en ressortent aliénées elles-mêmes. Toutes les idéologies dans le monde arabo-musulman et oriental, y compris le marxisme, sont devenues des idéologies quasi religieuses. Elles continuent à l’être. Leur combat visait le seul pouvoir. En revanche, le combat qui s’impose aujourd’hui à nous pour libérer la pensée créatrice devient vital. Non seulement cette démarche est une invitation à libérer l’esprit, mais elle est aussi un appel pour libérer l’entité humaine dans sa totalité, sans distinction entre l’esprit et le corps. Ce sont les méthodes qui manquent, les moyens qui permettraient aux hommes de découvrir la dimension poétique qui les habitent pour se reconstruire une identité en mouvement.

Et la poésie dans tout ça?

Cela mérite, en parallèle, une réflexion sur la rationalité excessive qui, dénuée de poésie, rejoint le dogme. Pourquoi? Parce qu’une rationalité «non digérée» favorise la radicalisation, crée une couche de rouille qui empêche l’expression et bride, par excès cérébral, l’expression poétique qui est le propre de l’espèce humaine. C’est en ce sens qu’elle incarne le sens commun, le déjà connu. Tandis que la pensée créatrice engendre la poésie, qui ouvre la voie à la transcendance du dogme, défie le sens commun et permet à chacun de penser par lui-même. La rationalité au sens oriental (héritage du panarabisme «soviétique») est devenue à son tour un voile (hijab en arabe). Un hijab qui sépare l’homme de lui-même, au même titre que le fondamentalisme religieux. Au lieu d’être un support à son épanouissement, elle est devenue la cause de son inhibition, de sa rupture avec lui-même. Elle dirige l’homme contre sa liberté, sa créativité, son extase, son envol, bref, contre lui-même. C’est pourquoi le propre des intellectuels et des créateurs aujourd’hui, dans le monde arabe comme en Occident, est d’œuvrer activement à la libération de la pensée humaine du joug du fondamentalisme, au sens religieux comme au sens idéologique.

L’homme façonne son identité avec ce qu’il crée. On crée son identité en créant son œuvre. Encore faut-il pouvoir libérer l’œuvre de son référent traditionaliste. Nous ne pouvons libérer, chez l’homme, son potentiel créateur sans lui permettre, au préalable, de se détacher du carcan religieux. Libérer la pensée créatrice implique de faire en sorte que la religion retrouve son rôle d’expérience spirituelle loin de toute idéologie. Quand il arrive qu’une croyance (quelle qu’elle soit) se transforme en une loi civile, cela devient un frein à la liberté de conscience, à la liberté tout court. Aussi, le combat des intellectuels arabes aujourd’hui est-il double: un combat pour libérer la pensée et un combat pour libérer la culture dans son ensemble. Libérer l’homme arabo-musulman du dogme, c’est ne pas le condamner. Il faut, au contraire, lui rendre la place qui lui revient dans l’univers. J’entends, par univers, cette expérience qui tourne autour de l’homme en sa qualité d’homme, au-delà de toute notion de genre, de race, de langue, de croyance.