Espace de libertés – Janvier 2016

Le corps des femmes comme champ de bataille


International
En marge des guerres, et aussi loin qu’on remonte dans l’histoire, les crimes sexuels ont toujours existé. En toute impunité. Jusqu’à la création du Tribunal pénal international pour le Rwanda, qui a été le premier à reconnaître le viol comme arme de guerre. Une avancée majeure, mais qui pourtant n’empêche nullement les pires sévices d’être encore pratiqués aujourd’hui.

Pour essayer de comprendre ce qui justifie tant de barbarie, l’écrivain congolais Jean Bofane, qui participe à l’ouvrage, décrivait dans son dernier roman (1) avec un cynisme difficilement soutenable une scène ordinaire de l’Est-Congo: «Un soldat à genoux devant les jambes écartées de la femme enfonça violemment son poignard dans l’anus et le remonta d’un coup sec pour trancher la membrane souple et dure qui sépare le rectum du vagin. Il fallait causer des dégâts irrémédiables, sans appel, faire couler le sang à profusion et atteindre le paroxysme de la douleur. Les maris assistant au viol ou au carnage devenaient impuissants pour toujours. Il paraissait alors utile que quelques-uns restent vivants, pour qu’ils soient des témoins. Chaque groupe rebelle possédait sa technique de mutilation de l’appareil génital de la femme; certains faisaient entrer par le vagin jusqu’au ventre un morceau de bois rugueux qu’ils tournaient comme une clé qui refuse d’obéir, d’autres y tiraient un coup de feu à bout portant, d’autres encore, à l’aide de ciseaux de coiffeur, découpaient toutes les protubérances charnues du sexe […] Tous ces procédés ne tuaient pas toujours, mais ils laissaient la victime détruite physiquement et psychologiquement, condamnée à devenir la proie de nuées de mouches car incontinente à vie

Toute la société civile est touchée, car c’est par les femmes que se crée le tissu social.

Lors d’une interview réalisée à la sortie de son livre, l’auteur congolais a expliqué combien il était important pour lui de décrire ces atrocités pour qu’enfin la communauté internationale y accorde du crédit: «Quand on parle du Congo, il y a une sorte de banalisation, c’est comme si toutes ces violences étaient normales. Par l’écriture, j’ai voulu en parler […] C’est comme à l’ouverture des camps de concentration […] L’immensité des charniers était telle que personne ne croyait en leur existence. Il a fallu envoyer des photographes, des cinéastes… Moi je fais la même chose avec l’écriture […] Le plus grand charnier du monde aujourd’hui, c’est en Afrique centrale.»

Du Rwanda à la RDC

La pratique du viol systématique commence au Rwanda, lors du génocide contre les Tutsi, accompagnant une véritable entreprise d’extermination, qui ne s’est jamais vraiment arrêtée depuis et s’est exportée au Congo, à la frontière rwandaise. En Belgique, le GRIP (2) vient de publier un ouvrage collectif intitulé Le viol, une arme de terreur. Dans le sillage du docteur Mukwege (3) et qui aborde la question du viol dans l’est du Congo. Dans sa préface, le célèbre docteur Mukwege, «l’homme qui répare les femmes», tente une première explication: « L’est du Congo est incontestablement l’une des régions les plus riches en minerais. […] Notre pays recèle des matières premières que le monde industriel désire et quand, au début du XXIe siècle, les multinationales de l’électronique réclamaient du coltan à tout prix, on a vu s’établir un marché illégal qui encourageait à la violence. Les armées et d’innombrables milices s’emparèrent du pouvoir dans ces eldorados et les bénéfices des armes permettaient d’acheter encore plus d’armes. Le moment où ce commerce a pris son envol coïncide avec les premières violences à l’égard des femmes… » (4)

À l’attrait des richesses, une autre explication s’ajoute: celle de la disparition des valeurs et des coutumes dans une région devenue véritable zone de non-droit où coexistent depuis trop longtemps des forces antagonistes, dont un grand nombre de réfugiés hutu. Malgré le déploiement de la MONUC (5), la violence s’y est banalisée. Des fillettes sont enlevées en pleine nuit dans des villages pour être violées. Des femmes, attachées aux arbres, subissent des viols collectifs devant leur mari et leurs enfants. Pire encore que le viol, la destruction physique des femmes. Certaines ne pourront plus avoir d’enfants. De vieilles croyances resurgissent, comme celle qui garantit au violeur d’une vierge une force invincible… Toute la société civile est touchée, car c’est par les femmes que se crée le tissu social; elles sont le pivot, l’élément central de la famille. Et puis, c’est aussi le sort de ces enfants nés des viols qui pose question: quel est leur avenir? La plupart d’entre eux grandissent sans encadrement et la spirale de la violence risque de les rattraper.

La résilience est-elle possible?

La mise en place des juridictions pénales internationales compétentes pour engager des poursuites pour viol en tant que crime international a été une avancée majeure. Outre le Tribunal pénal international pour le Rwanda en 1993 suivi en 1994 par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, la Cour pénale internationale, qui siège de façon permanente, étendra ses compétences à toute forme de violence sexuelle. Car la RDC n’est pas le seul pays où se pratiquent les exactions contre les femmes. La Colombie, la Côte d’Ivoire, la Libye, le Soudan… la liste est longue. Le climat politique délétère de la Syrie a favorisé les crimes sexuels organisés par le régime, et les victimes, prisonnières de la peur et de la honte dans une société où la virginité est un sujet tabou, gardent le silence.

L’institution internationale fait donc sens pour mettre un terme à l’impunité des assassins. Mais se pose aussi le problème de la résilience: témoigner est difficile, obligeant les victimes à revivre des moments dramatiques et à affronter le regard de jurys devant lesquels elles doivent évoquer des blessures intimes. Pourtant ces témoignages, aussi douloureux soient-ils, sont précieux. Ainsi, dans le sillage du travail du docteur Mukwege, des initiatives ont vu le jour en RDC, comme la désormais célèbre Cité de la Joie de Panzi, qui aide les anciennes victimes à se reconstruire pour leur redonner la possibilité d’être enfin actrices de leur vie.

 


(1) Kolli Jean Bofane, Congo Inc. Le testament de Bismarck, Arles, Actes Sud, 2014.

(2) Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité.

(3) Koli Jean Bofane, Colette Braeckman, Guy-Bernard Cadière, Jean-Paul Marthoz, Damien Vandermeersch et al., Le viol, une arme de terreur. Dans le sillage du combat du Docteur Mukwege, Bruxelles, GRIP/Mardaga, 2015, 160 pages.

(4) Préface de Denis Mukwege, loc. cit., p. 9. 5 Mission de l’Organisation des Nations unies pour la République démocratique du Congo.

(5) Mission de l’Organisation des Nations Unies pour la République démocratique du Congo