Espace de libertés – Janvier 2016

La nécessité d’un dialogue des cultures


Dossier
Tout invite à ce que les musulmans vivant en Belgique deviennent des musulmans de Belgique. Cela exige, de part et d’autre, volonté, sensibilité, intelligence et respect des convictions; ces attitudes seront bénéfiques au nécessaire dialogue des cultures et à l’intégration. Et dans ce domaine, l’école a un rôle crucial à jouer.

La mise en place des conditions d’un dialogue des cultures s’avère aujourd’hui urgente. Tout d’abord parce que la Belgique est mise à l’épreuve de sa diversité culturelle, à la fois celle préexistante à la constitution de l’État belge, entre Flamands et francophones, mais aussi celle liée aux migrations. Ce pays est ainsi en quête permanente d’une formule pour vivre ensemble dans le respect de nos différences. Ce dialogue des cultures s’avère d’autant plus indispensable dans un monde où la distance physique entre l’Orient et l’Occident est de plus en plus relative. Dans ce grand village planétaire, les uns et les autres sont devenus les uns pour les autres d’intimes étrangers. Ce village sans cesse plus métissé vit une période trouble où des conflits éclatent autour d’identités et d’appartenances de toutes sortes, et où la violence arrive à être exercée au nom de différentes religions.

Le dialogue des cultures s’avère d’autant plus urgent qu’il faut contrer l’usage que l’extrême droite fait des événements.

Aux origines de l’islamophobie

islam laïcité dialogue culturesParmi l’ensemble des religions et convictions, il en est une qui fait l’objet plus que d’autres d’une inflation des stéréotypes. Au même titre que la bataille de Poitiers (732), les croisades (entre le XIe et le XIIIe siècle), la colonisation des pays musulmans (à partir du XIXe siècle) ou plus récemment la révolution iranienne (1979), les deux guerres du Golfe, le terrorisme en Algérie, le régime des talibans en Afghanistan, les attaques terroristes du 11 septembre 2001, [l’émergence de l’État islamique et les attentats de Paris, NDLR] ont contribué à figer davantage ces images que nombre d’Occidentaux ont des musulmans et de l’islam en général. Ces événements et leur médiatisation ont créé tantôt une perplexité face à l’islam tantôt une islamophobie véhiculant l’idée que cette religion constituerait une menace pour l’ordre national et international.

Le dialogue des cultures s’avère d’autant plus urgent qu’il faut contrer l’usage que l’extrême droite fait des événements cités et d’autres encore. Celui-ci se résume à diaboliser l’islam et à faire de tous les musulmans des criminels potentiels, nourrissant ainsi la panique de l’imaginaire occidental. On oublie souvent de dire que chaque montée d’islamophobie occasionne en retour des blessures psychologiques qui entament la dignité des musulmans. Dès lors, on comprendra que le dialogue des cultures puisse s’accompagner de gestes de reconnaissance et de valorisation de l’autre. Certains actes aideront à panser ces identités abîmées et contribueront à apaiser le sentiment d’insécurité en définitive ressenti de part et d’autre. Ce faisant, on réduirait les risques de repli, d’enfermement communautaire et de soumission aux discours islamistes radicaux et liberticides.

L’école, haut lieu du dialogue des cultures

En tant que lieu de participation et de formation à la citoyenneté responsable, l’école serait donc parfaitement dans son rôle si elle abordait sans tabous, mais avec rigueur la déconstruction de stéréotypes et stigmatisations de tout type et de toute origine concernant les spiritualités, les identités et les pratiques religieuses. Dans le cadre de ce dialogue, on rappellera également dans toutes les écoles que la Belgique et l’Europe ne peuvent se construire sur l’amnésie. L’histoire nationale ou européenne ne peuvent être amputées de leurs filiations historiques avec le monde musulman en général et à ce qu’elle doit à l’immigration. La forte présence à tous les niveaux de l’enseignement d’une population issue de l’immigration musulmane est une donnée pédagogique majeure. Ces jeunes sont aujourd’hui demandeurs d’une histoire qui prenne aussi en compte leur origine et la contribution de leurs parents au bien-être des sociétés européennes. L’institution scolaire est aujourd’hui à l’épreuve d’une religion et de sa civilisation dont elle ignore souvent l’essentiel. Sur ces questions, les écoles restent discrètes et les enseignants demeurent sans outils pour comprendre et répondre aux nombreuses questions. Les rares ancrages existants se font au cours d’histoire. Mais deux heures d’histoire par semaine s’avèrent une portion bien congrue pour traiter rigoureusement de ces questions primordiales (1).

Le fait religieux à l’école: exclu au nom de la neutralité…

Si le monde est devenu un village planétaire, il est aussi devenu de plus en plus confus. Il nous faut aujourd’hui inventer de nouveaux outils pour libérer les élèves des pièges de l’incompréhension du présent. Mieux comprendre le monde pour mieux vivre ensemble ici ne peut se faire sans un minimum de connaissance des convictions et des valeurs des uns et des autres. Or la culture religieuse des élèves s’avère aujourd’hui approximative, stéréotypée voire inexistante. Il y a manifestement des effets pervers à mettre le fait religieux en périphérie des programmes scolaires. Certains ont pu peut-être regarder comme une victoire cette ignorance enfin totale des jeunes en matière de religion.
Pourtant, l’absence d’informations religieuses rend incompréhensible voire sans intérêt bon nombre d’œuvres: des expressions d’origine biblique en littérature, une cathédrale en architecture ou Bach en musique. Cette inculture religieuse devant l’étoile de David, la main de Fatima ou devant la Vierge, cette ignorance que nous avons des spiritualités des uns et des autres empêche les enchaînements entre les temps présents et les temps plus éloignés. L’impossibilité de mettre en perspective nous enferme lentement dans les préjugés ici et maintenant.

L’élimination systématique du religieux au nom de la neutralité de l’enseignement officiel a eu pour effet de rompre avec des outils de compréhension, de données ayant marqué profondément toutes les sociétés et les cultures dans le monde. Cela est d’autant plus vrai pour les publics issus de l’immigration, car ils sont ainsi maintenus à distance d’une culture à laquelle on voudrait pourtant les voir intégrer. Cette élimination du religieux a également rompu avec le capital spirituel des parents de quelque confession qui soit, accélérant ainsi l’atrophie culturelle entre les générations. Enfin, la relégation du fait religieux hors du terrain de l’école, qui est celui de la transmission rationnelle et tolérante, risque de faire échouer nombre de jeunes habités par une identité meurtrie dans les filets irrationnels, les passions sectaires et les lectures fondamentalistes.

… et à réintégrer au nom du dialogue des cultures

Nombre d’événements ne peuvent être aujourd’hui compris sans la mise en place à l’école de socles de connaissance des faits religieux et des outils de traitement serein de ces questions. Ceci suppose que l’école apporte à tous les élèves un enseignement du fait religieux. L’enseignement du fait religieux se distingue de l’enseignement religieux en ce que l’un est une offre de savoir et d’information, et que l’autre est une proposition de partage d’une foi, une catéchèse. L’un s’apparente à la connaissance, l’autre à la conviction. Alors que l’enseignement religieux présuppose l’autorité d’une parole révélée, l’enseignement du fait religieux procède d’une approche explicative et comparative sans hiérarchie, d’une démarche factuelle et rationnelle des religions en présence, dans leur pluralité interne et contexte historique spécifique: il s’oriente vers la recherche de valeurs fédératives au-delà de la diversité des appartenances.

 


Cet article est une version raccourcie de l’introduction à l’ouvrage Comprendre l’islam co-écrit avec Ural Manço et Hassan Bouhoute (Luc Pire, coll. «Spiritualité», 2008, 128 p.).

 

(1) Ce manque devrait être pallié avec le cours de philosophie et citoyenneté instauré en septembre 2016 dans le primaire et en 2017 dans le secondaire et qui initiera notamment les élèves aux différents courants de pensée et religions, NDLR.