Espace de libertés – Janvier 2016

Affronter la complexité sans complexes


Dossier
Les attaques meurtrières de janvier –suivies par celles du 13 novembre 2015– ont suscité une déferlante de tentatives analytiques cherchant autant à expliquer ce qui avait engendré ou rendu possible l’indicible horreur qu’à mettre en garde contre les mauvaises exégèses.

Schématiquement, nous pouvons discerner deux grandes tendances interprétatives: les explications «théologiques» qui imputent les attentats à une certaine lecture du Coran ou aux dysfonctionnements de structures musulmanes; les explications «sociologiques» qui interrogent la manière dont la société française ou occidentale a engendré les djihadistes aussi bien par sa relégation des musulmans que par son arrogance internationale. Entre les deux écoles, il n’y a pas beaucoup de dialogue. Le débat semble binaire et oblige chacun à choisir son camp.

Dans les milieux progressistes européens, c’est la tendance sociologique qui l’emporte. Ses analyses nous paraissent pertinentes: elles pointent une profonde situation d’inégalité, de domination et de stigmatisation qui alimente le ressentiment et l’envie d’en découdre d’une partie du monde musulman. Ses préoccupations nous paraissent légitimes: elles se soucient d’éviter les amalgames et de ne pas envenimer les relations interculturelles. Mais, pour ce faire, elles versent trop souvent dans l’évitement, voire le déni, des liens existant entre ces attentats et l’islam au sens large. Au sein d’une part de la gauche occidentale, le monde musulman a été, selon Michel Onfray, sacralisé. Il devient tabou d’en parler de manière critique.

La nécessité de nommer le réel

Si la volonté d’éviter les amalgames conduit à l’évitement des questions qui nourrissent les amalgames, nous ne sommes pas très avancés…

Ce refus de « nommer le réel » (1) s’avère, au-delà des bonnes intentions, contre-productif. Si, entre intellectuels, il permet d’aiguiser la critique, de pointer les dangers et de se démarquer de la pensée dominante, au sein du grand public, il entretient le flou ambiant et cultive les clichés. Dès lors qu’on ne parle pas précisément de certaines tendances ou pratiques, minoritaires, mais bien réelles, dans l’islam, on empêche le commun des mortels de mesurer en quoi elles se démarquent de la majorité des musulmans. Dès lors qu’on esquive systématiquement la question lorsqu’elle est posée, on laisse courir le fantasme qu’il y a quelque chose à cacher, que le problème est à la hauteur du refus d’en parler. N’est-ce pas à force d’entendre que les pratiques qui les choquent n’ont rien à voir avec l’islam ou que les personnes qui dérangent leurs habitudes n’ont rien à voir avec l’immigration puisqu’elles ont la nationalité française ou belge, que nombre de gens se sentent dénigrés et se laissent séduire par l’extrême droite qui parle, sans tabous mais sans nuances, de ces questions. Entre nuance et franchise, le choix est-il si binaire?

islam laïcitéUne telle attitude d’évitement résulte probablement d’une forme de culpabilité postcoloniale. Les torts passés et présents des puissances impérialistes sont tels que leurs victimes passées et présentes auraient toujours, si pas raison, de bonnes raisons de faire ce qu’elles font et que nous serions encore une fois bien arrogants de le leur reprocher. Au nom du péché originel, il est désormais interdit de critiquer les dominés puisque ce serait une nouvelle manière d’affirmer notre domination. N’observons-nous pas là une autre forme de condescendance post-colonialiste? N’est-ce pas manquer de considération pour les dominés que de ne les voir qu’en position de victimes? N’est-ce pas dédaigner l’engagement religieux ou politique de ceux qui ont commis les attentats que de les réduire à des exclus, des paumés, des malades, des fous… alors qu’ils ont réfléchi et préparé leur coup, tant du point vue militaire que politique?

Une telle attitude de réserve peut s’expliquer par la prise de conscience de la complexité du problème et la peur des simplifications imposées par les formats médiatiques ou la peur des récupérations populistes qui ne manquent pas de s’emparer de la moindre critique de l’islam pour la généraliser ou la transformer en arme de guerre (2). Les simplifications constituent en effet un grave écueil à éviter, mais marteler ou se convaincre que «les attentats n’ont rien à voir avec l’islam» en est une aussi. Si la volonté d’éviter les amalgames conduit à l’évitement des questions qui nourrissent les amalgames, nous ne sommes pas très avancés… Affronter la complexité demande autant de courage que d’intelligence. Ne peut-on tenir un propos qui souligne sans tabou ni complexe postcolonial la complexité de la situation où les torts sont partagés de manière inégalitaire? Pourquoi ne peut-on pas aborder sans ambages et dans le même discours ce qui pose problème dans la politique occidentale et dans la politique des djihadistes?

Des mots sur les maux

C’est en nommant les choses –en l’occurrence ce qui pose problème au sein de la nébuleuse islamique– que l’on peut circonscrire les positions extrêmes ou problématiques, à la fois pour les dissocier du reste du monde musulman et pour y faire face. Il ne s’agit pas ici de se positionner sur l’interprétation des textes, d’abord parce que ce n’est pas notre rôle, ensuite parce qu’à l’instar de tout texte sacré, ils se prêtent à des interprétations multiples et contradictoires sans que personne puisse avoir le dernier mot. Il s’agit de regarder en face ce qui existe, ce qui se fait dans les méandres complexes des structures de l’islam et en son nom. Interpeller les représentants de l’islam en leur demandant de mettre des choses en place pour éviter que les attaques de Paris ou de Copenhague ne se reproduisent, c’est comme enjoindre l’Église catholique de prendre des mesures contre la pédophilie dans ses rangs. Et cela n’induit nullement que tous les musulmans sont terroristes ou que tous les catholiques sont pédophiles, ni que leurs textes de référence les y incitent.

Dans les milieux progressistes arabes, une telle démarche critique et d’interpellation de l’islam existe et paraît nettement moins complexée qu’en Europe. Les intellectuels musulmans n’éprouvent pas de culpabilité postcoloniale et vivent de l’intérieur, bien plus violemment que nous, la propagation du terrorisme islamique. Ils prennent la mesure de l’enjeu. Ils font face, avec plus d’audace qu’ici, à la nécessité d’une remise en question. Parmi eux, Slim Laghmani, juriste et professeur à la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis pense que l’islam aurait besoin d’un «Vatican II», estimant que « si aujourd’hui on confond l’islam, au nom duquel les pires horreurs sont commises, et l’islamisme, qui les glorifie, c’est parce que rien ne les distingue dans leur compréhension du texte. Ils adoptent les mêmes paradigmes, les mêmes méthodes, les mêmes techniques d’interprétation. Ce qui les distingue, ce n’est pas leur compréhension du texte, mais les décisions politiques relatives aux attitudes à adopter. Un immense travail reste à faire, ce qui est de notre responsabilité. Depuis la réforme, les protestants ont renoncé à l’interprétation littérale de certains textes. Depuis Vatican II, l’Église catholique s’est adaptée à la modernité. Ce travail n’a pas été fait dans le monde arabo-musulman et les rares personnes qui s’y sont aventurées et qui s’y aventurent encore sont, dans le meilleur des cas, superbement ignorées, et dans le pire, exécutées. Tant qu’on ne le fera pas, il sera difficile de convaincre, autrement qu’en recourant à des arguments d’autorité, que l’islamisme est une interprétation maladive de l’islam. » (3)

 


Cet article est une version condensée d’un texte publié dans Bruxelles Laïque Échos n°89 en juin 2015. Le texte intégral peut être consulté sur www.bxllaique.be/docs/ble/Bruxelles_Laique_Echos_2015_02.pdf

 

(1) Michel Onfray, «Mercredi 7 janvier 2015: notre 11 septembre». Sur son site web, il reprend l’intégralité de son point de vue paru dans Le Point du 10 janvier 2015. «Le succès de Marine Le Pen vient beaucoup du fait que, mises à part ses solutions dont je ne parle pas ici, elle est en matière de constats l’une des rares à dire que le réel a bien eu lieu. Hélas, j’aimerais que cette clarté sémantique soit aussi, et surtout, la richesse de la gauche.»

(2) Le site canadien Postedeveille, par exemple, reprend certains extraits de presse du Moyen-Orient très critiques envers l’islam pour mener son combat contre la charia et stigmatiser l’ensemble des musulmans.

(3) Extrait d’un article mis en ligne sur www.leaders.com.tn, le 12 janvier 2015.