Espace de libertés – Janvier 2016

De la « muslimcratie » à la démocratie européenne


Dossier
Il serait un peu provocateur d’orienter le lecteur vers un débat contradictoire et critique envers l’universalité démocratique occidentale et islamique, et ce, dans la perspective d’une «citoyenneté humaniste responsable». Questionnons donc principalement la logique de l’islamité et de la démocratie dans leur fondement essentiel.

Qu’est-ce qu’un musulman? Le muslim ou le musulman est un individu qui, en acceptant l’islam, entre dans un groupe de femmes et d’hommes libres (pas dans l’acceptation moderne du terme, «libres» signifiant ici «émancipés de l’erreur, de l’oubli et de l’ignorance») dénommé umma. Ce groupe, ce corps constitué a une double caractéristique: il est, d’une part, une communauté spirituelle et, d’autre part, une société de citoyens. Il a simultanément une existence verticale et une existence horizontale. Chaque musulman, en respectant cette dualité constituante de l’islam, devient un membre à part entière de l’umma et l’égal de ses autres membres. Aucune distinction raciale, ethnique, linguistique, culturelle, politique ou autre n’abolit cette égalité des membres et leur intervention dans la gestion de l’umma. Le seul critère distinctif est l’intégrité éthique et juste du sujet musulman. Ainsi, le mode de gouvernance de l’État et la forme même de l’État sont fondés sur une «muslimcratie». Ce sont des musulmans citoyens égaux qui ont le pouvoir de gérer la communauté-société musulmane. Chaque musulman a le droit de s’approprier la Constitution pour l’»animer», lui donner une âme, en fonction de sa disposition et de son jugement dans le domaine spirituel et politique. Ces deux derniers sont fondamentalement inséparables.

Le dialogue entre la «muslimcratie» et la démocratie est assez difficile, car les deux systèmes sont chargés d’une histoire complexe.

Dans la perspective de la «muslimcratie», c’est le musulman seul qui est le citoyen authentique et jouit de tous les droits. Les autres individus ou communautés sont définis par rapport à la Constitution musulmane (Coran) conçue comme universelle. Les personnes ou les communautés qui manifestent une certaine intégration ou une certaine orientation conforme à la Constitution islamique sont considérées comme des citoyens de deuxième catégorie, assimilés aux étrangers ayant le droit de gérer leurs affaires internes (droits privés) et d’avoir la protection de l’État. C’est une deuxième zone de la légitimité d’exister politiquement. Les personnes et les communautés radicalement contraires à la Constitution musulmane sont considérées comme non légitimes et donc ne sont pas respectées. C’est la zone de guerre où l’inconciliable est d’envergure. Ainsi, dans l’islam, la citoyenneté est restrictive et ne s’applique qu’aux musulmans. C’est le défi de «muslimcratie» pour une société ouverte, libre, juste dans son dialogue avec la démocratie pour le moment et à l’avenir.

L’umma à la rencontre du démos

islam laïcité démocratie europeLa démocratie voit son système politique basé sur le concept de démos, signifiant le peuple des citoyens ayant le droit d’intervenir dans la gestion de la société et ses orientations. Le citoyen est avant tout la personne qui a le droit d’intervention par le vote. Il est la personne qui peut donner son opinion, son interprétation sur la loi ou les critères, les valeurs ou la manière de vivre de sa société. Le démos constitue un groupe de personnes à part entière liées horizontalement par des considérations d’ordre visible, repérable, profane ou juridique (ses sources sont humaines) à l’intérieur d’une communauté d’hommes plus large dénommée «peuple» ou «laos». Il y a un rapport évolutif et extensible entre le démos et le laos. La citoyenneté est restrictive, mais elle a la possibilité d’être élargie sur la base d’une dynamique horizontale par les mouvements sociaux et le dialogue intercommunautaire transnationaliste et transethnique. Ce qui a donné la possibilité aux personnes d’origine étrangère de devenir des citoyens nationaux et européens.

Tous les deux systèmes se réfèrent à une expérience fondatrice historique pour justifier leur universalité: l’une à la démocratie athénienne et l’autre à l’avènement de l’État islamique de Médine. Tous les deux se veulent légitimes et prétendent cerner mieux l’homme et sa destinée dans le monde. Nous constatons par ce qui vient d’être dit que le dialogue entre ces deux logiques, entre la «muslimcratie» et la démocratie est assez difficile, car les deux systèmes sont chargés d’une histoire complexe. Ces deux histoires, bien qu’hétérogènes, ont eu heureusement et ont encore toujours des points convergents par leur voisinage historique, leur échange intellectuel et leur spiritualité dynamique.

Mais quelle est, dans ce dialogue, la situation des personnes qui ne sont pas du démos mais du laos et des personnes qui sont du démos mais qui n’ont pas une vraie mémoire commune avec d’autres composants de ce même démos? C’est-à-dire de toutes les personnes qui habitent, travaillent et vivent dans les pays européens sans avoir la nationalité et ceux qui ont la nationalité, mais qui appartiennent à d’autres cultures que la culture européenne historique. D’où la problématique de participation démocratique des musulmans dans le processus de l’État national, de l’État européen et la signification de la citoyenneté dans ces derniers.

Pour un islam européen

Une communauté politique nationale ou européenne est liée pertinemment à la problématique de la citoyenneté. Désirons-nous uniquement une citoyenneté liée aux considérations légales, économiques et nationales ou voulons-nous aller plus loin et la lier à l’être humain et à ses aspirations d’équité et de liberté? Désirons-nous faire partir des nationaux d’autres cultures à la constitution d’un projet sociétal future?

Les musulmans présents dans les pays européens sont actuellement une partie intégrante des sociétés européennes. Ils sont présents sur le sol européen par leurs échelles des valeurs et par leur culture politico-sociétale profondément liées à la vision islamique de l’anthropologie, de la cosmologie, de l’organisation de la société et de ses objectifs ultimes. Mais en même temps, ils sont dans une situation hybride. Une situation d’ébranlement, de questionnement et de modification de leurs valeurs et de celles de leur environnement socioculturel dominant pour forger un nouvel équilibre existentiel et une nouvelle identité.

Comment les musulmans peuvent-ils aider à l’élargissement de la citoyenneté au laos, d’une part et, d’autre part, être des partenaires reconnus dans la construction effective d’une communauté morale et politique belge et européenne? Comment peuvent-ils dépasser les limites de la «muslimcratie» vers une citoyenneté humaniste et collaborer en même temps avec les cultures européennes afin que la démocratie limitative d’une citoyenneté nationale, religieuse ou ethnique évolue vers une citoyenneté universelle?

La participation des musulmans dans le débat sur la citoyenneté ne peut se réaliser que par l’»intégration par confrontation» ou par l’»intégration mutuelle» des cultures. Car un véritable consensus citoyen nécessite d’abord un débat profond entre les valeurs différenciées dans une optique universelle. Les musulmans en Europe forment maintenant une partie intégrante de la communauté européenne et il est impératif qu’ils œuvrent pour un islam européen et non pour un islam en Europe. Cette perspective ouvre la voie à la participation citoyenne active des musulmans dans la construction d’un nouveau projet de société avec d’autres composantes culturelles et politiques de l’Europe.