Espace de libertés – Janvier 2016

Entretien

L’entretien de Pierre Jassogne avec Vinciane Despret

Philosophe à l’Université de Liège, Vinciane Despret a récolté dans son livre «Au bonheur des morts» ces multiples récits montrant la façon dont les défunts peuvent entrer dans la vie de ceux qui restent. Nous serions, en réalité, très nombreux à dialoguer avec nos morts, les nourrissant par nos actes et nos pensées. «Les morts continueraient à travailler pour nous», écrit-elle.

Espace de Libertés: Vous rassemblez une série de témoignages sur les relations que certains entretiennent avec leurs proches disparus. C’est fascinant, très varié aussi… Ce sont surtout des récits d’une vraie intelligence…

Viciane Despret: Nous avons une tendance à narrativiser les choses, y compris dans la manière dont nous entrons en relation avec le monde, avec les autres, vivants ou morts. À mes yeux, ceci n’est pas étranger à notre volonté de résister à la «désanimation» du monde qui serait le discours ambiant, etc… La forme du récit s’articule particulièrement bien à cette résistance. J’ai eu le sentiment que raconter, mettre les morts dans des récits, c’est surtout une façon de continuer à instaurer leur existence. C’est une façon de prolonger l’acte créatif qui donne de l’épaisseur et de la vitalité aux morts. Dans le récit, le mort continue à agir, à exister, et c’est par le récit que les gens continuent à faire l’expérience de sa présence. C’est une forme de réactivation, mais c’est surtout un rapport très personnel: chaque fois qu’il y avait une histoire à raconter, il y avait du bonheur à partager…

Dans le récit, le mort continue à agir, à exister, et c’est par le récit que les gens continuent à faire l’expérience de sa présence.

Ce retour d’attention porté à nos morts, à quoi est-ce dû? Sont-ils plus visibles, audibles qu’avant?

J’ai l’impression qu’ils sont plus visibles à partir d’indices tels les séries comme Six feet under. En tout cas, depuis les années 2000, il y a eu un regain de présence, surtout dans la culture populaire. Cela s’explique parce que les gens résistent à des injonctions, résistent au discours des sciences humaines, résistent aux théories psychologisantes… Il y a des gens qui ont été choqués par la manière dont on traitait leur chagrin, dans la façon dont on prescrivait leur deuil… Un mouvement de résistance a pu être favorisé. Tout cela me fait penser à une citation de Michel Tournier, dans Le Vent Paraclet, il écrit: «Quand le berger analphabète dit je t’aime à sa bergère, il ne pourrait pas le dire de cette manière si Platon n’avait pas écrit Le Banquet.» Mais parler de berger analphabète, pour se référer à Platon, c’est une très belle idée. Cela veut dire qu’il n’est pas nécessaire d’avoir lu Platon pour être imprégné par les propositions platoniciennes. Je me dis que depuis quelques années, il y a une véritable tendance chez certains, comme Élisabeth Claverie, Tobie Nathan, Bruno Latour… qui ont, chacun à leur manière, commencé à remettre en question plusieurs paradigmes dans lesquels les sciences humaines, la psychologie ont jusqu’à présent fonctionné. Ce qu’ils ont remis en question, et c’est extrêmement important pour moi, c’est le fait d’attribuer des croyances aux autres, c’est la posture de l’enquêteur en mettant un maximum de distance critique avec l’objet étudié. Tous ces chercheurs ont renoncé à ces positions de surplomb pour en adopter d’autres beaucoup plus pragmatistes et équitables.

C’est un mouvement qui commence à imprégner la culture, selon vous?

Je le crois. Il y en a de plus en plus qui font des travaux extrêmement intéressants, je pense à Edith Dekyndt ou à Bob Verschueren, qui commencent à créer des œuvres qui ont quelque chose à faire par elles-mêmes, avec des matériaux naturels, vivants qui continuent le travail que l’artiste a lui-même instauré. Si, du côté des artistes, il y a ces mouvements, il me semble que les sciences humaines commencent aussi à autoriser les gens à faire ce qu’ils avaient tendance à faire spontanément, alors que la culture académique ambiante les en empêchait…

Votre livre, c’est surtout une nouvelle façon d’explorer notre rapport à la réalité, rapport que nous n’avons cessé de domestiquer. Mais en abordant nos relations aux morts, vous prenez aussi un risque, en tant qu’universitaire…

C’est certain, mais je constate jusqu’à présent que je ne me suis pas retrouvée avec des gens qui m’ont dit que j’étais complètement cinglée ou que je ne pouvais pas mener ce genre de travail parce qu’il ne serait pas universitaire. Ceci dit, j’ai été très étonnée de voir à quel point les lecteurs de ce livre ont accepté de se laisser toucher par quelque chose de très personnel… C’est la première fois que cela m’arrive. Il y a plusieurs personnes –y compris des journalistes– qui se sont mis en risque en sortant du cadre, en faisant de ce livre un moyen de mettre en récit leur propre expérience du deuil. Il n’est pas impossible aussi que la lecture de ce livre réactive des choses qui dorment en nous. C’est là où ce livre pourra faire effet car quand on est touché par quelque chose, on a envie de toucher les autres. Ce qui touche est de l’ordre du viral. Quand les gens me lisent, ils me disent: «Au fond, je le savais déjà.» Mais c’est un savoir qui avait besoin de rencontrer les mots des autres, de tous ceux qui ont décidé de raconter leur histoire pour pouvoir être réactivé… Ce livre peut ressusciter des choses dont on ne savait pas quoi faire, dont on n’avait pas l’usage parce qu’on n’avait pas l’occasion de les partager…

Aussi notre époque est-elle celle d’un processus de détachement permanent par rapport à la mort, celle de faire absolument son deuil…

Les gens que j’ai rencontrés, dans les histoires qu’ils m’ont racontées, n’ont pas le sentiment d’être à la marge, mais d’être sérieusement isolés par manque de communication et de connexion de leur expérience avec autrui. Parce qu’il n’est pas très bien vu de parler de son deuil, parce qu’on ne peut pas être très bien accueilli quand on parle de sa relation aux morts.

Une injonction, tout à fait paradoxale: être conforme à la manière dont le chagrin doit s’exprimer, et sortir du chagrin le plus vite possible.

C’est la raison pour laquelle vous parlez même de résistance car l’opprobre social est très fort face au deuil.

Vous avez une injonction, tout à fait paradoxale: l’obligation d’être conforme à la manière dont le chagrin doit s’exprimer, et en même temps, l’obligation de sortir du chagrin le plus vite possible, et de «se protéger des maux psychiques», comme le dit Dominique Memmi. Les gens résistent de la façon la plus explicite. J’en veux pour preuve cette expérience que j’ai vécue avec mon fils. Il a perdu un de ses amis que je connaissais. Il s’est suicidé. Je lui ai proposé d’aller voir la maman de cet ami. C’était très doux, très touchant. Un jour, cette dame me téléphone parce qu’elle avait remarqué que je parlais de son fils au présent. Je lui ai dit que je ne savais pas quelle était la conjugaison qui lui convenait pour le moment, et c’était comme cela que j’avais envie de le faire avec elle. Elle aussi en parlait au présent. La conversation se poursuit, et elle m’explique qu’elle va chez une psychologue, que celle-ci lui dit qu’elle doit apprendre à parler de son fils au passé. Moi, un peu idiote, et très consensuelle, je lui dit que ce n’est pas très grave, et elle me répond d’une façon extraordinaire, en me disant que sa psy était là pour l’aider, pas pour lui apprendre à parler. Cette phrase toute simple disait toute la résistance dont les gens sont capables, même quand ils sont très vulnérables, et comment cette mère avait décidé de lutter contre les prescriptions qu’on allait lui faire sur la bonne manière dont elle devait entretenir ses relations avec son fils décédé.

Ce livre a-t-il changé votre rapport avec les défunts?

C’est plutôt mon rapport avec les défunts qui a changé ma manière de travailler, pas l’inverse. Cette recherche, je l’explique en creux dans le livre, en partageant mon histoire avec Georges, mon grand-oncle, décédé dans un tragique accident de train. C’est une histoire très personnelle, et mon père m’aidait dans cette recherche, parce qu’on parlait de Georges avec lui. Aussi, m’est-elle apparue plus impérieuse de la poursuivre à la mort de mon père. Il est évident que cette recherche a commencé parce que ma vie avait été bouleversée par la perte de quelqu’un, et cette perte m’a donné l’envie de transformer une expérience personnelle en expérience philosophique, en modifiant ma manière habituelle de travailler pour être à la hauteur de cette expérience. En tout cas, pour essayer… C’est très deleuzien, en fait.

Deleuze ou pas, cette relation aux morts, c’est surtout l’ouverture d’un monde très banal…

C’est étonnant car c’est un monde qui reste dans le quotidien. Il n’y a rien de fantastique, même quand les morts font des signes, ils le font d’une banalité absolument remarquable. Ce sont des petits objets du quotidien, ce sont des chaussures, des oiseaux, ce sont des lampes qui s’éteignent ou qui s’allument. C’est dans ce monde, présent, que les choses se tissent et se trament…