Espace de libertés – Janvier 2016

À quoi doit servir l’école dans un monde en crise?


École
Il faut adapter l’école à un monde en crise, entend-on dire de toutes parts. Mais de quelle crise parle-t-on, au juste?

Dans les milieux de l’OCDE ou de la Commission européenne, on pointe une crise économique et sociale, résultant de la conjonction de deux mutations: la transition énergétique et l’avènement des technologies de l’information et de la communication (TIC). Ils regrettent l’inadéquation des formations scolaires –trop rigides, trop académiques, trop théoriques– par rapport à un marché de l’emploi qui réclame surtout de la flexibilité et de la diversité.

L’école doit forger des citoyens capables de changer le monde et, pour cela, capables de le comprendre.

Pour d’autres observateurs, la crise est d’abord sociétale. Sous la pression du développement des TIC (encore), le monde rétrécit et s’accélère. L’école traditionnelle, ancrée dans une culture locale, porteuse de savoirs structurés et visant l’utilité à long terme, est obsolète. Désormais, elle devrait se contenter d’amener les jeunes à s’intéresser librement à divers champs de savoirs. Cette conception partage avec la précédente l’idée de privilégier les compétences sur le savoir, de diversifier et d’individualiser les trajectoires scolaires.

Une troisième version parle d’une crise de valeurs. Au fil du XXe siècle, l’école, appelée vers des missions de plus en plus économiques, a un peu abandonné son rôle d’appareil idéologique, laissant cette place à la radio et à la télévision. Mais avec le développement des TIC (encore!) beaucoup de jeunes échappent au contrôle des médias traditionnels. D’où la demande adressée à l’école de reprendre sa place ancienne, d’apprendre aux jeunes à respecter les valeurs et les institutions de notre société.

La nécessité d’un nouveau paradigme économique

Ces visions ont raison de souligner l’impact des évolutions technologiques, mais elles omettent la médiation déterminante des rapports économiques. Nous vivons dans un système organisé selon une loi fort simple: les détenteurs de capitaux investissent dans la production de logements, de viande, d’eau potable, de drogues, de musique, de voitures, de livres, d’armes à feu, de services postaux, de pornographie, de jouets, de panneaux solaires, de pesticides… à la condition, unique et impérative, d’espérer retrouver leur capital augmenté d’une solide plus-value.

Dans ce système-là, effectivement, l’invention des TIC conduit à déréguler le travail et l’emploi, à ne plus penser qu’à court terme, à diffuser massivement de la sous-culture commerciale, à mépriser le savoir parce qu’on croit avoir réponse à tout en un clic de souris… Mais sous d’autres conditions économiques, ces mêmes TIC pourraient être mises en œuvre de façon radicalement différente.

L’humanité se débat dans une contradiction majeure: d’un côté, le progrès (scientifique, technique, éducatif…) permet en principe d’assouvir les grands besoins humains (eau, nourriture, logement, environnement, éducation, culture, loisirs), mais d’un autre côté, la mise en œuvre de ces mêmes progrès dans le contexte du capitalisme ne permet pas d’obtenir le résultat escompté et conduit même à son contraire.

Et l’école dans tout ça?

Voilà les termes de la crise. Dès lors, la réponse à la question «À quoi doit servir l’école?» coule de source: elle doit forger des citoyens capables de changer le monde et, pour cela, capables de le comprendre.

Des générations de fils de nobles et de bourgeois ont été gavées de latin, de culture classique, d’histoire, de philosophie, de littérature, de théâtre, de sciences naturelles, d’économie et de mathématiques. Mais aussi d’escrime et d’équitation, de tennis et d’aviron, ainsi que de savoir-vivre et de discipline. Pourquoi? Parce qu’on jugeait que cette «culture générale» et cette «éducation» étaient les conditions de l’exercice des tâches dirigeantes auxquelles leur naissance les destinait. Si nous voulons une société réellement démocratique, dans laquelle le pouvoir de diriger le monde appartienne vraiment au peuple, il faut alors que ce peuple soit à son tour doté de ces savoirs-là et de cette éducation-là.

En y ajoutant toutefois deux conditions. Premièrement, la «culture générale» devra s’étendre au domaine du travail, des techniques et de l’économie: le citoyen de demain devrait être capable de jeter un regard d’ensemble sur les grands processus de production de biens et de services –industrie, artisanat, administration, finances, services collectifs–, en comprendre les fondements et les potentialités. Deuxièmement, si l’on veut que des savoirs de cette complexité-là soient accessibles à tous, il faudra changer l’école à tous les niveaux: dans ses structures (fin du marché scolaire et des réseaux, fin de la sélection précoce), dans son organisation (une école ouverte sur son environnement, une école «lieu de vie» pour les jeunes…), dans ses bâtiments (espaces de vie, espaces de travail en ateliers…) et dans ses pratiques d’enseignement (didactiques de construction des savoirs).