Espace de libertés – Janvier 2016

La spiritualité contre l’instrumentalisation de l’islam?


Dossier
L’Association internationale soufie Alâwiyya (1) a organisé en septembre dernier un colloque sur «L’islam spirituel et les défis contemporains». Partant du postulat selon lequel «l’islam est porteur de tolérance», il était question de poser un autre regard sur l’islam, lavé de tout soupçon en référence à sa manipulation, de remettre ses vraies valeurs au centre de la société et d’alerter sur les dangers du wahhabisme.

Cette rencontre a été l’occasion de voir dans quelle mesure «l’islam spirituel» pourrait constituer une ressource de résistance et une voie pour lutter contre l’instrumentalisation de l’islam et les dérives qui en découlent. En effet, aujourd’hui, cette religion est manipulée à des fins politiques et idéologiques par des groupes d’extrémistes pour qui le pouvoir et l’argent sont l’unique nerf de la guerre et non pas un quelconque devoir divin de servir Dieu. L’initiative permet de réaliser la critique de l’islam, dénaturé selon de nombreux islamologues, en reconnaissant qu’il est en crise et d’appeler à ce qu’un débat se tienne d’une part, entre les musulmans et d’autre part entre les musulmans et leurs concitoyens, sans discrimination aucune.

L’islam est avant tout un système de valeurs, un code de conduite moral à l’égard de soi et d’autrui qui trouve son essence dans la spiritualité.

L’islam déchaîne les passions

Devenu pour beaucoup la bête noire, le mal de société, l’islam déchaîne les passions. Le contexte de crise mondial et l’insécurité grandissante, à l’instar des dernières attaques terroristes de Tunis, Bamako, Paris et Beyrouth, met l’islam au-devant de la scène, voire le traîne dans la boue. Ainsi, l’islam est devenu le bouc émissaire d’une guerre dont les instigateurs tentent de faire croire qu’ils sont investis d’une mission de défense et de conquête à travers le monde. Mais, en réalité, il n’en est rien. Il s’agit «juste» de faussaires, d’imposteurs, qui sèment la terreur, mus par le pouvoir et l’argent. Malheureusement, en attendant, de larges pans des sociétés civiles, notamment à l’échelle européenne, sont happés dans ce tourbillon d’une analyse réductrice qui érige l’islam en coupable et que l’extrême droite et autres populismes se font un plaisir de relayer et d’alimenter à leur convenance (puisqu’après tout c’est l’un de leurs fonds de commerce des plus juteux). Sans oublier les milliers de jeunes qui sont endoctrinés sur fond d’une vision manichéenne où l’islam serait en danger face à «l’Occident», et à ses puissants impérialistes, qu’il faut à tout prix, à l’appel d’un commandement divin, anéantir.

Entre «désorientation générale» et «matérialisme»

Comme l’explique Pierre Manent, on est actuellement dans une phase de « désorientation générale. L’irruption de l’islam révèle ce problème, l’aggrave sans doute, mais cette désorientation existe indépendamment de l’islam » (2). Ensuite, Éric Geoffroy déclare que « l’approche matérialiste est la racine du problème inhérent aux religions en général et à l’islam en particulier. Si l’on oublie que l’essence même de toute religion est avant tout d’ordre spirituel, c’est-à-dire le développement d’une vie intérieure, une transcendance verticale permettant de véritablement se relier à Dieu, alors on se conforme aveuglément à des dogmes… » (3). L’islam en est réduit à une stricte interprétation et application de textes.

Un appel au spirituel

Or, l’islam est avant tout un système de valeurs, un code de conduite moral à l’égard de soi et d’autrui qui trouve son essence dans la spiritualité. Depuis les années 2000, les musulmans, notamment les femmes, ont entamé une réflexion qui porte sur la réinterprétation des textes sacrés pour les relier au contexte moderne et permettre aux musulmanes de se dégager de la suprématie de l’ordre traditionnel et patriarcal. Complexe, cette démarche a ouvert les voies au féminisme musulman et au féminisme islamique, et n’a pas encore abouti à un discours commun. Le piège est justement de ne pas rester bloqué à ce niveau. En ce sens, comme l’explique Éric Geoffroy, l’enjeu du couple islam et spirituel est de retrouver le sens, d’aller au-delà de la «réforme», du droit notamment, pour puiser dans la spiritualité et accomplir l’exercice de «l’ijtihâd (4) spirituel», prôné par les soufis. En d’autres termes, la réinterprétation des textes dans un sens moderne ne réglera pas tous les problèmes. Elle sera une première avancée qui doit se compléter par un processus de réforme de l’islam pour mettre au centre des pratiques et des attitudes les valeurs fondatrices de l’islam comme code de conduite, code de vie. Dans son ouvrage L’islam sera spirituel ou ne sera plus, l’islamologue montre l’enjeu de la spiritualité dans le renouvellement de la pensée islamique et le rôle de chaque croyant. Ainsi, la quête de la spiritualité est présentée comme une alternative aux frustrations ressenties par les jeunes face à un monde dans lequel ils n’ont plus de repères. En lien avec l’islam spirituel, le soufisme, fondé sur les principes de l’amour divin et de la sacralité de la vie, a inspiré de grands penseurs de l’islam tels que Al-Ghazâlî et l’émir Abd el-Kader. Seulement, le soufisme, dans le monde arabo-musulman, ne fait pas l’unanimité, considéré comme une innovation dangereuse qui trahit les fondements de l’islam.

Une piste parmi d’autres

Si le discours autour de l’islam doit être rénové et les textes sacrés réinterprétés, les attitudes et les mentalités doivent tout autant, si pas prioritairement, s’ouvrir et évoluer. Car, après tout, l’islam, comme toute religion, est ce qu’il est aujourd’hui du fait de l’homme, d’abord par les musulmans et ensuite par les non-musulmans. En ce sens, la quête de la spiritualité est certes un long chemin, mais constitue indéniablement une piste à explorer, parmi d’autres, pour redonner du sens au rapport entre, d’un côté, l’individu et Dieu et, de l’autre, l’individu et autrui. Toutefois, les leaders de l’islam spirituel devront se garder d’imposer un quelconque courant ou pratique, en ce compris le soufisme, dans la mesure où il n’y a pas un seul modèle type: la spiritualité est d’abord un choix puis une relation qui lie l’individu à soi-même.

 


(1) Site de l’Association internationale soufie Alâwiyya: http://aisa.be.

(2) Pierre Manent, Situation de France, Paris, Broché, 2015.

(3) Éric Geoffroy, L’islam sera spirituel ou ne sera plus, Paris, Le Seuil, 2009.

(4) Effort de réflexion.