Espace de libertés – Janvier 2016

Monde arabo-musulman et Occident: des siècles d’échanges


Dossier
Les ouvrages de vulgarisation ont souvent tendance, selon les modes et les moments, à rechercher ce que le monde arabo-musulman a apporté à l’Europe –pensons au livre «Le soleil d’Allah brille sur l’Occident» (1960) de Sigrid Hunke, qui connut son heure de gloire– ou au contraire ce que l’Occident, seul, aurait apporté au monde musulman.

En réalité, lorsque deux cultures se rencontrent, les échanges se font rarement de manière univoque, chaque partenaire ayant quelque chose à apporter à l’autre. Plus largement, il serait tout aussi erroné d’envisager les échanges entre ces deux parties du monde comme un cercle fermé: chacune a en effet également servi de «passeur» pour d’autres cultures.

Il serait assez nombriliste d’imaginer que les échanges intellectuels ne se sont effectués qu’entre l’Europe, prise au sens large, et «l’Orient» musulman.

Un héritage religieux commun

Avant de passer en revue quelques exemples d’échanges entre l’Occident et le monde musulman, il nous faut rappeler que ces deux aires culturelles partagent un héritage commun sur le plan religieux. En effet, l’Europe a progressivement adopté le christianisme, né en Orient, historiquement lié au judaïsme, et qui finira par y devenir la religion majoritaire. Lors de l’avènement de l’islam au VIIe siècle, la nouvelle religion partagera de nombreux éléments avec les deux précédentes –pratiquées dans la péninsule Arabique ainsi que dans les régions environnantes, au Proche-Orient comme en Afrique du Nord– en particulier en ce qui concerne les histoires des prophètes qui auraient précédé Muhammad. Ainsi, la plupart des personnages coraniques sont déjà présents dans l’Ancien et le Nouveau Testament, d’Abraham à Jésus en passant par Noé ou Moïse, et leurs actions décrites dans la tradition musulmane se comprennent souvent mieux à la lumière de la tradition judéo-chrétienne.

Malgré des rapports politiques souvent tendus –l’extension géographique du monde musulman, fulgurante au départ, se fit en grande partie au détriment du monde chrétien, via des conquêtes militaires– le monde musulman, d’une part, l’Europe et plus largement le monde chrétien, d’autre part, ne cesseront d’échanger des biens et des idées. Par ailleurs, de nombreuses communautés chrétiennes –et juives– continuèrent de vivre au sein de l’empire, servant d’ailleurs régulièrement d’intermédiaires avec l’Europe chrétienne.

Des échanges intellectuels et artistiques séculaires

Concernant les échanges intellectuels, on cite souvent, avec raison d’ailleurs, l’important travail de traduction à partir du grec et du syriaque vers l’arabe réalisé à l’époque abbasside, au IXe siècle en particulier. Cette entreprise permit aux sciences arabes de s’enrichir de nombreux concepts tirés des ouvrages de Platon ou d’Aristote en philosophie, de Galien en médecine ou de Ptolémée en géographie. Ces textes marqueront durablement la culture arabo-islamique, notamment des penseurs tels qu’Al-Fârâbî (m. 950), Avicenne (m. 1037) ou Averroès (m. 1198). Quelques siècles plus tard, certains auteurs de l’Antiquité grecque seront redécouverts par l’Occident, notamment grâce aux traductions de l’époque abbasside, mais aussi grâce aux commentaires laissés par les philosophes, médecins et autres géographes arabes et persans.

Cependant, il serait assez nombriliste d’imaginer que les échanges intellectuels ne se sont effectués qu’entre l’Europe, prise au sens large, et «l’Orient» musulman. Ce serait oublier que, plus à l’est, il est un autre Orient, qui a lui aussi développé des rapports commerciaux et intellectuels avec les musulmans: la Chine et l’Inde. Ainsi, dès le VIIIe siècle, les Arabes apprennent à fabriquer du papier, qu’ils découvrent lors de leur conquête de l’Asie centrale, tandis que l’Inde viendra enrichir leur littérature –certaines parties des Mille et Une Nuits, ainsi que les fables d’Ibn al-Muqaffa‘ au VIIIe siècle, aussi célèbres dans le monde arabe que celles de La Fontaine en Europe– et les mathématiques. Quelques siècles plus tard, le papier continuera son chemin en Europe, de même que certains principes mathématiques, le monde musulman servant ainsi de passeur du savoir entre l’Extrême-Orient et l’Occident.

Les échanges peuvent se lire aussi dans le domaine artistique, encore une fois dans les deux sens: au tournant du VIIe et du VIIIe siècle, sous la dynastie des Omeyyades, l’architecture des mosquées et des palais, mais aussi la décoration de ces derniers ne se développera pas sans l’influence et même parfois la participation des Grecs. Des siècles plus tard, les architectes ottomans s’inspireront encore des églises byzantines pour édifier leurs premières mosquées, sans pour autant se contenter de les copier servilement. En apparence, l’influence en sens inverse semble moins manifeste. Pourtant, l’Orient ne manqua pas d’influencer l’Europe lui aussi: quelques églises espagnoles bâties après la Reconquista conservent des motifs hérités de l’art musulman; dès le XIVe siècle, la peinture occidentale témoigne du goût des monarques européens pour les tissus et les tapis orientaux, représentés dans maintes toiles de maître; la mode «orientale», héritée des Turcs, influencera dès le XVIe siècle la manière de s’habiller et même de s’armer chez les nobles polonais.

Du Moyen Âge à l’époque contemporaine

L’histoire plus récente témoigne elle aussi d’échanges fructueux entre le monde musulman et l’Europe. Dès le XVIIe siècle, les Européens découvrent de nouveaux pans de la culture arabo-musulmane grâce aux orientalistes tels que d’Herbelot, l’auteur de La Bibliothèque orientale, ou Antoine Galand, le premier traducteur des Mille et Une Nuits qui marquera durablement l’imaginaire occidental, précurseurs d’un intérêt scientifique pour la culture arabo-musulmane qui ne cessera de se développer jusqu’à aujourd’hui. Inversement, un mouvement de pensée profondément influencé par l’Occident, la Nahda, que l’on traduit parfois par «renaissance», se développa au XIXe siècle dans le monde arabe. Des penseurs arabes –chrétiens et musulmans– de plus en plus séduits par la modernité européenne qu’ils découvraient notamment à travers l’enseignement développé par les missions religieuses occidentales, mais aussi parfois par des voyages d’études en Occident –tel celui décrit par al-Tahtawi dans L’Or de Paris– étaient à l’origine de ce renouveau intellectuel qui se traduira en littérature par l’introduction de nouveaux genres, comme le théâtre et le roman, et qui influencera aussi la politique et la pensée religieuse. L’histoire des relations entre le monde musulman et l’Europe est donc loin d’être terminée.