Tombé légalement dans le domaine public cette année, «Mein Kampf» va être réédité et largement diffusé. Un «danger», selon certains, bien ténu tant le bréviaire de la peste brune est abscons et d’ores et déjà amplement lu de par le monde.
En ce mois de janvier 2016, les librairies qui le souhaitent peuvent placer le bréviaire du national-socialisme en tête de gondole.
«Keep calm and carry on» («Restez calme et continuez»). Bien que jamais diffusée à l’époque, cette invite imaginée en 1939 par le gouvernement d’outre-Manche traduit bien le flegme légendaire que surent conserver les Britanniques, agrémenté d’une dose de leur humour proverbial. Ainsi, alors que la capitale subissait quotidiennement le déluge de fer et de feu de la Luftwaffe, les employés de la librairie Foyles protégèrent leurs trésors de papier des bombardements en empilant des sacs de sable et… des exemplaires de l’édition anglaise de Mein Kampf. Aujourd’hui, la vénérable institution londonienne peut de nouveau exhumer l’ouvrage écrit par Hitler en 1924, cette fois en vitrine et pour le vendre. En ce mois de janvier 2016, les librairies qui le souhaitent peuvent placer le bréviaire du national-socialisme en tête de gondole. Conformément à la législation européenne, les droits attachés à l’ouvrage, jusqu’alors détenus par l’État régional de Bavière, tombent dans le domaine public 70 ans après la mort de l’auteur. Tout éditeur, historien amateur ou animé par une nostalgie nauséeuse, est donc libre de traduire, publier et d’écouler le livre du Führer. Attendue, cette inéluctable perspective a suscité ces derniers mois de vives empoignades et des hauts cris sur le thème: faut-il ressusciter ces écrits, au risque d’inciter des lecteurs à envahir la Pologne et/ou à génocider des Juifs par millions comme le préconise cet essai politique? Une discussion sans fin qui a pu animer les agapes fin d’année en famille et les éditorialistes. Sans fin, mais également sans objet. Car cette question relève du principe. Dans les faits, Mein Kampf est et a toujours été largement diffusé, traduit, trituré et lu.
Best-seller en arabe et en version manga
En Indonésie, premier pays au monde à population majoritairement musulmane, toutes les librairies proposent le titre, la couverture ornée d’une croix gammée ou d’un portrait du Führer selon la fantaisie de l’éditeur. Le rayon spécialisé est d’ailleurs fourni puisque l’on trouve également l’interrogatif, Holocauste, fait ou fiction? ou une traduction du Juif international d’Henry Ford, dans lequel l’industriel automobile prônait une nouvelle «hygiène politique» nécessaire pour endiguer «la principale source de la maladie du corps national allemand: l’influence juive». Pour un livre acheté, un exemplaire du célèbre faux plan secret de conquête du monde par les Juifs et les francs-maçons, Les Protocoles des Sages de Sion, est offert. De l’Iran aux pays du Maghreb, Mein Kampf figure au catalogue de toutes les bonnes librairies.
Nul besoin cependant de savoir lire l’arabe pour accéder à la prose d’Hitler. En 2013, une version électronique du livre, en anglais, a été mise en vente sur le site du géant Amazon aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Moins d’un euro pour 700 pages, le succès fut au rendez-vous. L’année suivante, l’ouvrage se classait parmi les vingt meilleures ventes de la catégorie «Politique et philosophie» sur la plate-forme iTunes, la librairie virtuelle d’Apple. Bien que strictement interdite en Allemagne, cette Bible de la haine s’écoule parmi les bouquinistes. Tout comme les pamphlets de Céline, purulent d’antisémitisme, Bagatelles pour un massacre, Les Beaux Draps, L’École des cadavres, se dégotent aisément auprès de libraires d’occasion. Plus que centenaire, Lucette, la veuve de l’immense écrivain, s’oppose à leur réédition, conformément à la volonté de l’auteur. Céline ayant cassé sa pipe en 1961, l’intégralité de ses écrits tombera dans le domaine public en 2031, demain. Souhaitons (du moins à titre personnel) que les trois pamphlets soient alors édités. Le lecteur, marqué et transformé à jamais par le Voyage au bout de la nuit, sera désarçonné et, plus sûrement, déçu. Quelques étincelles de talent littéraire éclairent un peu, ici et là, Bagatelles. En revanche, Les Beaux Draps et plus encore L’École des cadavres, ne sont qu’une lente et longue diarrhée verbale où surnagent insultes et étrons antisémites. La lecture, parfois difficile, n’en est que plus intéressante et mystérieuse. Elle nous plonge dans les circonvolutions d’un cerveau malade, dans l’esprit d’un Céline sans doute en transe, comme emporté dans un délire de destruction avant de revenir au calme, caresser le chat Bébert qui traverse la lumineuse Féerie pour une autre fois, écrite après-guerre.
L’antisémitisme à la mode Dieudonné est plus accessible
Si la lecture des pamphlets céliniens lasse et dégoûte, celle de Mein Kampf relève d’une forme de masochisme. L’ouvrage d’Hitler, long, est aussi rébarbatif qu’indigeste. Pas évident, en effet, de se glisser dans la peau d’un Allemand de 1924, humilié par le traité de Versailles, et assoiffé de grandeur pangermaniste pour saisir les références historiques, fut-ce en écoutant Wagner en fond sonore. Lire Hitler aujourd’hui et comprendre sa démonstration politique nécessite des connaissances historiques dont peuvent se dispenser les fans de Dieudonné qui entonnent avec lui: «Si tu me prends par la Shoah, moi j’te prends par l’ananas! Shoah Nanas! Sho Sho Shoah Bricot!», sur un air d’Annie Cordy. Un éditeur japonais est peut-être parvenu à opérer une synthèse de ces deux formulations de l’antisémitisme. Mein Kampf a ainsi été publié sous forme de manga au pays du Soleil-Levant. Ne manque plus que la version pour fillettes, Martine gardienne à Auschwitz.
En France, le brûlot du Führer est toujours édité par les Nouvelles Éditions latines, une maison qui puise ses origines dans la droite nationaliste et farouchement germanophobe. L’éditeur détient les droits d’une traduction datant de 1934. À l’époque, la diffusion du livre dans l’Hexagone visait précisément à alerter sur la dangerosité d’Hitler et le devoir de faire pièce à l’ennemi allemand. Hitler, pour sa part, avait pris soin d’expurger de ses passages les plus belliqueux la version destinée au lectorat français. Aujourd’hui, le livre, disponible en France, ne doit pas être exposé en vitrine (subtil délice du faux-culisme tricolore) et chaque exemplaire être précédé d’un avertissement de huit pages, rappelant les textes sur la liberté de la presse –et donc d’édition– ainsi qu’un bref mémento sur les méfaits du IIIe Reich. Il se vend, chaque année, 300 à 500 volumes. Selon l’historien Ian Kershaw, auteur de la biographie de référence d’Hitler, il s’en écoula 10 millions d’exemplaires jusqu’en 1945, ce qui contribua à la fortune du Führer. Que voulez-vous, c’était le bon temps. Les jeunes ne lisent plus.