Espace de libertés – Janvier 2016

L’islam monolithique ou l’absence de liberté de conscience


Dossier
À l’exception de la Tunisie, dans les pays arabo-musulmans, il est une liberté qui reste absente des constitutions: la liberté de conscience.

Abdelhamid Abaaoud, le coordinateur présumé des attentats de Paris du 13 novembre dernier, Molenbeekois parti en Syrie pour rejoindre les rangs de Daech et devenu figure du djihadisme belge, avait posté sur Facebook une vidéo dans laquelle il traînait des cadavres accrochés à son véhicule et disait ceci: «Avant, on tractait des jet-skis, des quads, des motos de cross, des grosses remorques remplies de bagages, remplies de cadeaux pour aller en vacances au Maroc. Maintenant, sur le chemin d’Allah, on tracte des apostats, les mécréants qui nous combattent, et qui combattent l’islam.» Cet islamiste voit tous ceux qui sont différents de lui –et a fortiori les athées– comme des personnes à qui il faut donner la mort sur-le-champ. Là-bas, en Syrie, coexistent le pire du politique et le pire du religieux: Bachar Al-Assad et Daech. Tout cela convoque la civilisation arabo-musulmane dont la Syrie a été l’un des épicentres.

Nous ne pouvons pas nous contenter de dire, «ne faisons pas d’amalgame entre islamisme et islam». Certes, il s’agit d’abord de refuser cet amalgame, mais il s’agit aussi de voir sur quel terrain a surgi cette monstruosité, cette barbarie connue sous l’acronyme de Daech. Les intellectuels et théologiens musulmans de Belgique doivent se sentir concernés par les questions suivantes: quelles réactions et quelles réflexions sur ce qui se passe dans la civilisation musulmane expliquent qu’aujourd’hui, c’est du côté de l’islam que naît la barbarie? Assumons une part de cette responsabilité, en réfléchissant, en débattant sur ce qui s’est passé, du côté de l’ère musulmane.

Lorsque cette barbarie est née en Occident, au XXe siècle, à travers le nazisme et le totalitarisme stalinien, il y a eu des prises de conscience et des examens de conscience. Aujourd’hui, nous sommes convoqués par cette même responsabilité du côté de la civilisation arabo-musulmane, actuellement malade et désorientée. Cette situation doit nous interpeller afin de cultiver une unité nationale et sociale qui aujourd’hui est mise en danger par les fractures sociales et culturelles de notre société. Pourquoi le djihadisme attire-t-il des jeunes qui ne croient plus en rien? (1)

Un choix inexistant

islam liberté de conscienceLa liberté pour tout individu de choisir ses principes de vie quotidienne, comme celui de croire ou ne pas croire en Dieu, est inexistante dans les textes de loi des pays arabo-musulmans (hormis la Tunisie). Et depuis plusieurs années, nous assistons à un repli identitaire non seulement dans ces pays, mais également dans les communautés musulmanes d’Europe. Et les quelques courants laïques existants peinent à s’imposer sur la place publique. On constate l’existence d’un islam monolithique rigide, compact, accompagné d’intolérance.

L’une des erreurs commises par notre gouvernement dans les années 70, c’est d’avoir confié les clés de l’islam à l’Arabie Saoudite qui finançait la grande mosquée de Bruxelles. L’islam de Belgique a été marqué au fer rouge par le wahhabisme infiltré par des salafistes. Le wahhabisme constitue un islam qui se base sur des textes pauvres qui ne prennent pas en compte l’historicité de l’être humain. L’exégèse de ces textes basiques, devenus la référence islamique, est totalement interdite aux intellectuels et théologiens. Voilà pourquoi cet islam-là est qualifié de monolithique et constitue un élément important de cette crise de l’islam qui s’accompagne d’une crise de l’éducation, de la transmission et du savoir.

Islam humaniste

Dans son livre Humanisme et islam. Combats et propositions (2), l’islamologue Mohamed Arkoun mettait en garde le monde musulman qui selon lui a perdu sa valeur humaniste première: le pluralisme. Or l’islam doit renouer avec lui, car il constitue l’ordre naturel des choses. Une société qui a perdu son énergie motrice constituée par le pluralisme est une société malade. Dans Islam et société ouverte. La fidélité et le mouvement dans la philosophie d’Iqbal (3), un autre islamologue, Souleymane Bachir Diagne, s’inquiétait aussi pour ces musulmans qui s’installent dans des certitudes. Ce qui ne permet pas le choix d’interprétations confisque tous les possibles. Averroès (Ibn Roch) avait déjà évoqué la notion d’islam humaniste qui manque tellement aux sociétés musulmanes d’aujourd’hui. Pour lui, l’humanisme ne s’oppose pas au divin. L’exaltation humaine peut aller à la rencontre du divin et la mesure de cette exaltation n’est pas quantifiable. En ce sens, il prônait déjà la laïcité comme étant le champ des libertés et de la coexistence possible. Cette notion humaniste de l’islam ne rencontre aucune bienveillance dans le monde musulman.

Or, cet islam pourrait constituer un islam de Belgique conforme aux valeurs démocratiques d’égalité, de mixité et de la laïcité. On constate aussi une théocratisation de ces États devenus musulmans, ce qui coupe l’accès à toute forme de pluralité. L’islam y devient désormais une machine à former des autodidactes puritains. Le peuple ne doit pas penser.

Crise du rapport à l’autre

Un autre élément qui concourt à l’émergence de cet obscurantisme, c’est que les intellectuels et théologiens ont raté leur sortie postcoloniale. Ils n’ont pas pu construire leur modernité autrement, ils n’ont pas pu se décaler du statut de victime pour se remettre en question. L’ouverture sur l’autre, l’acceptation de la pluralité comme point de départ pour se libérer des textes de base, ce rendez-vous-là, ils l’ont manqué. Au XXe siècle, Farahtun, un Libanais maronite et libre penseur eut un échange avec Mohammed Abdou, le père du salafisme. Farahtun lui écrivit à propos des intellectuels et des théologiens: «Ils n’ont pas pu construire pour aller vers un ailleurs. Ils ont sacrifié Averroès.» Mohammed Abdou, qui n’avait jamais lu Averroès, lui répondit: «Tu présentes un Averroès latinisé et christianisé; nous allons chercher dans l’islam authentique les moyens de rebondir.» L’ouverture vers l’Autre aurait permis de se libérer de ses textes de base. Mais il aurait fallu accepter la pluralité des idées, les différentes interprétations des textes, la présence de débats et une bonne dose de remise en question. Il y a donc dans l’islam actuel une réelle crise du rapport à l’Autre. Dans cet Islam sans spiritualité où la liberté de conscience n’est même pas envisagée, le juridisme l’emporte, le Code pénal devient donc la vérité. C’est ce qui pousse les musulmans à l’enfermement intérieur, il est donc important d’être plus offensif pour les atteindre.

Daech est né des entrailles de cet islam-là et voit dans l’État démocratique, avec ses libertés et ses égalités, un État des abominations et de la perversion, comme ils l’ont écrit pour justifier les attentats de Paris du 13 novembre 2015. On nous en veut pour nos libertés extraordinaires. Nous sommes des iconoclastes, nous pouvons rire de tout. En janvier 2015, il y a eu un rassemblement dans le silence avec l’emblème «Je suis Charlie». Pour les attentats du 13 novembre, nous devons nous rassembler autour d’une parole partagée et construire une nation commune solidaire, fraternelle et prospère pour tous. Nous devons réclamer une résistance d’insoumission dans notre vie au quotidien, en gardant la tête froide, en appelant à l’unité nationale, par la parole, par l’écrit, par l’art, pour récuser, condamner, dénoncer ces dérives meurtrières inacceptables et s’attaquer à leurs causes. Puisque Daech vise la vie humaine, un symbole autour duquel nous devons tous nous rassembler serait celui de la vie.

Il y a un examen de conscience à faire par rapport à l’islam actuel, une religion faite de bric et de broc où certains, comme Adbelhamid Abaaoud, se connectent à Internet pour tenter de trouver des réponses d’ordre existentiel que l’entourage ne peut leur livrer. Ce n’est qu’après cela que nous serons en mesure de générer un islam de Belgique sain, en accord avec nos valeurs d’égalité des sexes et de liberté de conscience.

 


(1) Philippe van Meerbeeck, Mais qu’est-ce que tu as dans la tête? L’adolescent et la soif d’idéal, Bruxelles, Racine, 2015, 208 p.

(2) Paris, Vrin, 2005, 312 p.

(3) Paris, Maisonneuve & Larose, 2001, 108 p.