Espace de libertés – Juin 2015

Shoah : deux témoignages émouvants


Libres ensemble
Horst Rosenthal et Rywka Lipszyc ont conté l’horreur à leur manière, lui par des croquis, elle en tenant un journal intime; septante ans après la fin de la guerre, ils existent enfin, en librairie.

Horst Rosenthal et Rywka Lipszyc ont moult points communs: durant près de 70 ans, personne, ou presque, ne connaissait leur –trop brève– existence. Encore aujourd’hui, impossible de mettre un visage sur leur nom. Ils étaient juifs. Lui, Allemand, totalement –trop?– assimilé et fondu dans la population de Breslau quand Hitler arrive au pouvoir en janvier 1933 ; Horst se réfugie à Paris, non à cause de sa religion mais bien pour ses idées trop progressistes ; Rywka, elle, est polonaise; elle vit à Łódz avec ses parents, ses deux petites sœurs et son petit frère lorsqu’éclate la guerre, en septembre 1939.

Moins de six jours après la déclaration de guerre à la Pologne, Łódz tombe aux mains des Allemands. Bientôt, la ville sera débaptisée pour devenir Litzmannstadt; le père, la mère, une des deux sœurs et le petit frère disparaîtront successivement. Rywka, élevée dans une famille très religieuse, a 14 ans, en octobre 1943, lorsqu’elle entame l’écriture de son journal.

Un artiste sans visage

Mais revenons d’abord avec Joël Kotek, professeur à l’ULB et à l’IEP de Paris, spécialiste de la Shoah, sur la vie et l’œuvre de Horst Rosenthal. «Les carnets originaux de Mickey à Gurs, dont j’avais vu quelques planches en Israël, étaient conservés au Mémorial de la Shoah de Paris, où je travaillais. En tant que Belge passionné de BD, j’ai été bluffé par la qualité de ces illustrations que je me suis alors mis en tête d’éditer. Je me suis intéressé à Horst; il avait laissé un autre carnet, conservé dans ce même musée à Paris, et un troisième qu’une sœur du Secours avait conservé à Zurich.»

Dès ce moment, Kotek et le spécialiste de la BD Didier Pasamonik voulurent reconstituer la vie de l’illustrateur. «En fait, on n’y a pas totalement réussi; on n’a toujours pas de photo de lui ni le nom d’un de ses frères. On n’a donc que ses trois carnets et une invitation pour assister à une nouvelle année au Secours suisse. Il est très douloureux de travailler sur un artiste sans visage.»

Gurs était l’un des nombreux camps d’internement français. «Il y régnait une grande mortalité (faim, maladie, épuisement) mais les prisonniers y étaient aidés par des œuvres comme le Secours protestant, le Secours suisse… Par exemple, les artistes sont restés artistes dans ces camps, notamment un célèbre cabaretier berlinois qui y organisait des spectacles. Il y avait des dessinateurs, dont Horst. On lui a fourni papier et crayons; là-bas, les familles restaient ensemble; il y avait donc un jardin d’enfants. Le Secours suisse leur venait spécialement en aide, les surnommant les Mickey; ce qui explique que Horst se soit dépeint sous la forme de Mickey à Gurs.»

Rosenthal vit en France depuis six ans quand éclate la guerre, le 1er septembre 1939. «Ce jour-là, il n’est plus juif ou antifasciste mais ressortissant d’un pays ennemi, arrêté une première fois, puis libéré. Mais, patatras, quand les nazis entrent en France et en Belgique, il commet l’erreur de se rendre au stade Buffalo, à Paris, en pensant qu’il va vite être libéré, étant juif et socialiste. Malheureusement non. Et il va de camp en camp en fonction de l’avancée ennemie et se retrouve à Gurs, qui deviendra l’antichambre d’Auschwitz, la IIIe République laissant place au régime pétainiste. Il passera du statut d’Allemand à celui de Juif et c’est comme Juif qu’il va être livré aux nazis. Horst sera catalogué de cette anti-France où se mêlaient juifs, communistes, francs-maçons, pas mal de protestants. Les Juifs seront livrés en 1942, via Drancy. Les Allemands en veulent; Vichy accepte de les livrer.»

Grandes différences entre communautés juives

Dans ce livre, Kotek décrit également ce que fut Breslau, l’actuelle Wrocław, dont Rosenthal est originaire. «Le drame de la communauté juive allemande, très bien intégrée, était de ne pas être assimilée. Moritz Goldstein, un des premiers sionistes, disait: “Attention, Juifs, ne vous croyez pas à l’abri; les Allemands vous reprochent votre excellence dans une culture qui n’est pas la vôtre!” Les Juifs allemands se sentaient d’abord allemands. Breslau comptait la 3e communauté juive d’Allemagne, dont quelques grands intellectuels: Norbert Elias, Otto Klemperer, Fritz Haber ou Edith Stein, née juive mais devenue carmélite, déportée et mise à mort à Auschwitz.»

«Autant en Allemagne, les Juifs étaient assimilés voire convertis, autant en Pologne, il s’agissait d’une population très ancrée dans les traditions religieuses, poursuit Kotek. À Breslau, on a inventé le judaïsme réformé, le judaïsme libéral ainsi que le courant Massorti (moyen terme entre réforme et orthodoxie, désormais majoritaire aux États-Unis). Les Juifs en Allemagne représentaient 2% (jusque 5% à Breslau) de la population; en Pologne, les Juifs pesaient 11% (mais plus de 50% à Białystok, 30% à Varsovie, 25% à Cracovie).»

Un journal pour s’échapper de l’horreur

Et c’est donc l’une de ces Juives polonaises, Rywka Lipczyc, dont la vie est ainsi dévoilée dans le ghetto de Łódz, ville multiculturelle avant-guerre devenue Litzmannstadt. Un ghetto encore pire que celui de Varsovie, installé dès avril 1940 dans un quartier –déjà sordide– de 4 km² au nord de cette ville incorporée au Reich; ghetto infect, séparé des quartiers aryanisés par un no man’s land infranchissable. Les urbanistes allemands imagineront aussi des quartiers pour Allemands et d’autres pour des Polonais ne valant à peine guère mieux que les Juifs. Le ghetto est dirigé par le président autoritaire du Judenrat Chaim Rumkowski qui le transforme en un énorme complexe industriel produisant des biens à destination de l’Allemagne; un vrai camp de travail urbain. Le ghetto de Łódz sera le dernier à être liquidé, en août 1944. C’est alors que Rywka, son unique sœur et ses cousines chez qui elles vivaient ont été déportées pour Auschwitz.

En février 1945, dans les décombres du four crématoire, une femme médecin soviétique découvre le cahier d’écolière de Rywka. Rentrée en Russie, elle le conservera, consciente de sa valeur mais incapable de le traduire. À sa mort au début des années 80, sa fille l’emportera à Moscou; elle le confiera à sa propre fille installée aux États-Unis. C’est elle qui contactera des organisations spécialisées dans l’étude de la Shoah. Après traduction, authentification, remise dans le contexte de l’époque, ce Journal de Rywka est un témoignage bouleversant, écrit dans un style malhabile par une brillante demoiselle qui dut arrêter l’école à 11 ans. C’est la survie dans le ghetto, à un moment où les conditions imposées étaient les plus insupportables, qui est décrite: promiscuité, privation, travail, réunions religieuses et littéraires; description d’une «société en lambeaux, comme mon esprit», écrit-elle.

Ce qu’est devenue Rywka? Elle a survécu à Auschwitz, à la marche de la mort et a été libérée à Bergen-Belsen; c’est dans l’hôpital où elles furent conduites que ses cousines l’ont laissée, trop faible pour les suivre en Suède.