On parle du « miracle portugais » pour évoquer l’époustouflante reprise économique du pays depuis quatre ans, alors que le Portugal était au bord du gouffre, à l’instar de la Grèce. L’emploi ayant beaucoup souffert de la crise économique et des mesures d’austérité imposées par l’Union européenne. De quoi inciter le réalisateur Pedro Pinho à produire un film sur le sujet de l’autogestion en entreprise ou comment des ouvriers reprennent leur futur en main. Un réalisateur engagé, qui nous livre son analyse sociopolitique, six mois avant les élections législatives portugaises, qui se tiendront en octobre prochain.
Pourquoi avez-vous eu envie de faire le film L’usine de rien ? Est-ce lié au contexte de crise extrêmement fort que le Portugal a traversé ces dernières années ?
Nous étions en effet dans une situation de crise économique et sociale intense, depuis 2014. La question du travail était cruciale, puisqu’il y avait plus de 30 % de chômage. Nous avions donc tous, dans notre entourage, une personne touchée par ce problème, qui avait des répercussions directes sur tous les pans de notre vie. Nous ressentions aussi un énorme sentiment d’humiliation, les règles de restriction économique nous étant imposées de l’extérieur. Il n’y avait pas d’espace de discussion pour trouver une alternative plus équilibrée, d’où ce sentiment d’humiliation et de désarroi. Cela était d’autant plus difficile à accepter lorsqu’on entendait un ministre hollandais affirmer que « les pays du Sud dépensent tout leur argent dans l’alcool et les femmes »1. Vous imaginez la tête de ma grand-mère en entendant cela ? C’est vraiment triste ! Je pense que ce sentiment d’impuissance est aussi lié au sentiment d’être orphelin, ce qui est peut-être dû au manque de processus narratif, tant dans les sphères politiques, que philosophiques, au cours du XXe siècle. Nous nous sommes rendu compte que le capitalisme est caduc, mais nous n’avons pas d’autre modèle pour le remplacer. C’est l’un des grands problèmes actuels. Cependant, il s’agit du modèle qui a le plus de capacité d’adaptation.
Un personnage affirme en effet dans le film qu’il est possible d’envisager un capitalisme écologique, un capitalisme qui respecte le genre, mais pas un qui respecte l’égalité. Le monde est-il voué à être inégal ? Les choix économiques récents du Portugal peuvent-ils démontrer le contraire ?
L’inégalité constitue la base du capitalisme. C’est un système qui permet d’obliger les gens à travailler, sans qu’ils ne le veuillent. Au Portugal, nous avons en effet senti un changement brutal, avec la nouvelle politique. Le chômage est redescendu à 6 %, c’est l’un des taux le plus bas depuis que le pays est redevenu une démocratie voici 40 ans. Cela influence non seulement notre économie, tout comme cela nous donne un sentiment de bien-être. Quand les gens sentent que les choses vont bien, une bonne dynamique s’installe. Cependant, 10 % du PIB2 portugais provient du tourisme, le pays est à la mode, mais l’on sait que ce genre de chose est volatile, que ça peut passer. Car nous continuons à être structurellement dépendants d’une série de contraintes extérieures.
Pedro Pinho, réalisateur du film « L’usine de rien », ou quand la fiction s’inspire de la réalité politique.
Peut-on néanmoins parler d’un « miracle portugais » ? Comment cela s’est-il mis en place ?
Nous avons un gouvernement de gauche depuis les dernières élections, avec une coalition entre le parti socialiste et la gauche radicale. C’est la première fois que cette dernière accepte de prendre ses responsabilités dans un gouvernement, car elle est historiquement contre l’Union européenne et l’OTAN, ce qui a toujours posé problème pour gouverner. Mais dans le cas présent, elle arrive quand même à imprimer son agenda, en allant par ailleurs dans le sens contraire des dictats européens. Et surprise des surprises : cela fonctionne beaucoup mieux que tout ce qui a été tenté les quatre dernières années ! Nous avons pu prouver que les règles d’austérité ne fonctionnent pas. Cela entraîne même certains pays vers le populisme, et au Portugal, on va sûrement observer un réveil de la droite qui doit s’adapter pour retrouver des électeurs. Mais l’on peut craindre que cela n’aille pas dans le bon sens.
L’État social est-il tombé avec le mur de Berlin, comme l’affirme un penseur dans votre film ?
Depuis l’apparition de cette crise financière, nous avons pu observer que ce que nous pensions être normal et acquis : à savoir nos droits et libertés découlant de l’état social, la protection des plus faibles, les limites à l’exploitation de l’homme, pouvaient être oubliés. Nous avons commencé à nous demander si finalement, cette période n’était pas une exception, si ce n’était pas une fenêtre historique, qui allait se refermer. Cette exception, à quoi était-elle liée ? Je pense que cela provient des révolutions du XIXe siècle, des mouvements ouvriers qui sont devenus la principale force politique du début du XXe siècle et qui ont réussi à s’installer face au capitalisme. Il y a eu beaucoup de luttes et de morts pour obtenir ces droits sociaux et on l’oublie, on croit que c’est tombé du ciel. Si l’on ajoute à cela le communisme et son exploitation perverse par certains pays, on comprend que le capitalisme a dû trouver des arguments pour séduire, dans les années 1950 et s’opposer à l’hégémonie communiste. Mais peut-être que cela n’a plus de raison d’être avec la chute du mur de Berlin…
Dans le film, les ouvriers testent le processus d’autogestion de leur entreprise. Croyez-vous à l’intelligence collective, au fait que les citoyens peuvent changer les choses ?
Dans le processus d’autogestion, ce qui est intéressant, c’est d’expérimenter, d’interroger, il n’y a pas de réponse figée. Dans le film, au plus le groupe fonctionne de manière horizontale, au plus chaque individu va se renforcer, prendre sa place et retrouver sa confiance, pour aboutir à un projet collectif. La collaboration est évidemment très importante. Tout comme les mouvements contestataires tels ceux des gilets jaunes. Même si je ne suis personnellement pas certain que cela puisse aboutir à une transformation totale du système.
Que penser du côté insurrectionnel, de la violence qui accompagne parfois ces mouvements ?
La violence fait partie de tout processus historique. Mais elle existe surtout quand elle est rendue visible par un groupe de personnes, puisque l’on voit moins, par exemple, la violence d’État. Certainement parce que personne ne dit rien. Pour lutter contre le statu quo, souvent, la violence latente explose. Il faut arrêter de croire à une solution salvatrice.
1 Jeroen Dijsselbloem, le président de l’Eurogroupe – le conseil qui réunit les ministres des Finances des pays de la zone euro – s’est adressé aux pays du sud de l’UE dans un quotidien allemand : « Vous ne pouvez pas dépenser tout l’argent dans l’alcool et les femmes et ensuite demander de l’aide » (mars 2017).
2 En 2018, le Portugal affichait un déficit public de 0,7 % et il devrait être de 0,2 % en 2019 d’après les derniers chiffres fournis par le ministre portugais des Finances, Mario Centeno.