Espace de libertés – Septembre 2015

Allô, docteur? Le docteur en philosophie ou le philosophe thérapeute


Dossier
Que recouvre cette appellation à la mode de « pop philo »? Certains pourraient dire le dévoiement d’une discipline académique sérieuse, exigeant ascèse intellectuelle et patience du concept. C’est parfois vrai: sous ce nom pullulent une série de pratiques floues et pas toujours très rigoureuses.

Ces nouvelles pratiques philosophiques ont l’intérêt majeur de poser la question des conditions de l’accès à la philosophie et de prendre en charge la didactique de son apprentissage (comment faire philosopher?), sans imaginer que présenter l’histoire de la philosophie suffit à acquérir cet art. Si la philosophie a un rôle à jouer dans la société, c’est au prix d’une telle réflexion, qui n’implique pas seulement de savoir quel est le rôle du philosophe dans la société (est-il un personnage public influent et quel type d’influences exerce-t-il?), mais qui implique aussi qu’on se demande comment rendre « populaire » la pratique de la philosophie de sorte que davantage de gens partagent une réflexion critique sur la société et sur leur vie propre.

Pop philo: une philo populaire?

La pensée complexe est-elle aride au point de rebuter la majorité? Le plaisir du questionnement est-il un plaisir si rare que seule une élite intellectuelle puisse l’éprouver? Et puis, quelle est la responsabilité des philosophes professionnels dans l’élitisme de fait de cette pratique? N’ont-ils pas à prendre en charge la question de savoir ce qui rend la philosophie désirable, ce qui permet d’en percevoir l’intérêt profond et la fonction toute spécifique?

Le plaisir du questionnement est-il un plaisir si rare que seule une élite intellectuelle puisse l’éprouver?

Imaginer que la philosophie puisse s’adresser à tous exige cependant de se mettre au clair sur ce qu’elle est et sur ses enjeux singuliers. C’est une démarche de questionnement qui séjourne dans les problèmes, interroge la façon de les formuler, les implicites de cette formulation, les sous-questions possibles, de façon qu’aucune question ne trouve une réponse simple, univoque et définitive. C’est aussi une démarche qui place au cœur la réflexion rationnelle comme outil de compréhension et de distanciation du réel: pour le comprendre mieux, on a besoin de ne pas s’y noyer, mais de l’envisager avec un peu de hauteur, de s’éloigner d’un simple ressenti pour ouvrir la possibilité d’une analyse critique. En tant que telle, elle peut avoir une dimension thérapeutique: la compréhension d’un problème qui nous occupe –qui peut être aussi vaste que celui de savoir quel sens a notre vie ou aussi précis que de saisir le moteur d’une querelle de couple ou de voisinage– a une dimension d’apaisement des souffrances et des affects négatifs générés par ces problèmes.

Se soigner aujourd’hui par la philosophie

Dans la vaste panoplie des consultants actuels en affaires personnelles que sont les psychologues, les psychiatres, les psychanalystes, les coachs de vie, les astrologues ou les prêtres, le philosophe vient donc réclamer sa place. Des philosophes américains, comme Lou Marinoff, ont commencé à pratiquer le counseling philosophique dès les années 60. Des Allemands, comme Gerd Achenbach, ont systématisé la pratique au début des années 80 en fondant une première association de praticiens. La consultation se développe aujourd’hui un peu partout en Europe: en Espagne, Hollande, Norvège, France et Belgique.

Dans la vaste panoplie des consultants actuels en affaires personnelles, le philosophe vient donc réclamer sa place.

Comment se passent ces consultations? Une infinie diversité de pratiques existe. Lou Marinoff, auteur du best-seller Plato, not Prozac!, utilise une méthode qu’il nomme PEACE process, et qui consiste à identifier le problème, nommer les émotions, analyser les options, contempler l’ensemble de la situation et atteindre l’équilibre. Cette pratique est assez proche des exercices de tri des représentations que les stoïciens se proposaient quotidiennement pour atteindre l’apatheia (l’absence de passions). En France, Oscar Brenifier propose des consultations inspirées de la maïeutique socratique, exposant le patient à la rigueur d’un questionnement systématique. Il ne s’agit pas de s’épancher sans retenue sur son ressenti et ses souffrances, mais de porter des jugements critiques sur ses propres idées, de discriminer entre diverses propositions (laquelle est essentielle, avec laquelle sommes-nous en accord ou en désaccord et pourquoi?). Il s’agit d’appendre à préciser ce qui, subtilement, se cache derrière certaines idées ou thèses qui nous sont chères –ce que nous aimons à penser. C’est la lucidité qui est visée, et ses effets d’apaisement. Autant d’obligations qui sont de véritables mises à l’épreuve de soi-même à travers l’examen des évidences de sa propre pensée.

Une demande existe et s’accroît sans cesse à l’égard de cette philosophie thérapeutique pour se confronter autrement aux difficultés de l’existence. Comme le souligne Lou Marinoff, « notre civilisation est en pleine mutation. Des forces autrefois dominantes n’ont plus la confiance du public: les religions battent en retraite et perdent leur ascendant moral dans plusieurs sociétés. Beaucoup de psychothérapies, et pas seulement la psychanalyse, ont échoué. Ou bien elles sont carrément colonisées par l’industrie pharmaceutique. Car la science et la technologie réduisent l’être humain à une entité biochimique en mal de médicaments. Elles négligent complètement l’aspect moral, l’aspect éthique, bref, le versant philosophique de la vie. Et c’est là que nous, les philosophes, pouvons intervenir » (1). La consultation philosophique n’est pas une alternative absolue aux disciplines existant dans le domaine de la santé mentale: elle offre une prise en charge typée, axée sur un travail de questionnement destiné à apaiser les souffrances psychiques ou spirituelles tenant aux opinions, jugements ou représentations que nous nous faisons de notre vie et des difficultés que nous traversons.

La philosophie comme thérapie: un héritage antique

Cette pratique n’est pas une nouveauté dans l’histoire. La philosophie est un ensemble de pratiques qui ont évolué au cours du temps: on ne fait plus de la philosophie de la même façon aujourd’hui que dans l’Antiquité, au Moyen Âge ou à l’époque de Descartes et Spinoza. La lecture n’a plus le même rôle, ni l’écriture. On n’écrit d’ailleurs plus de la même façon: peu de philosophes aujourd’hui écrivent des dialogues philosophiques ou des aphorismes. Autrement dit, on ne s’exerce plus à penser par les mêmes pratiques. La consultation renoue en réalité avec une pratique ancienne identifiant la philosophie à une forme de thérapie. Le fameux « Connais-toi toi-même » de Socrate renvoie à ce lien structurel. La philosophie est alors une thérapie de l’âme et le statut du philosophe ne tient pas à un diplôme, à une place institutionnelle ou à un champ de savoir singulier, mais à une capacité à soigner l’âme.

Mais de quoi? On peut distinguer trois maladies classiques que le philosophe antique peut prendre en charge. Tout d’abord, nous avons tous un rapport malsain à nous-mêmes parce que nous nous aimons toujours trop (les Grecs ne considèrent jamais qu’on peut s’aimer trop peu –ce qui est une pathologie plutôt récente). Ensuite, parce que nous sommes toujours un peu aveugles: nous agissons sans voir avec objectivité les actes que nous posons et sans décider sereinement, après analyse de la situation, des alternatives qui s’offrent et de leurs enjeux ou effets respectifs. Enfin, nous ne sommes pas souvent seuls avec nous-mêmes. Les moments sont rares où nous ne nous sentons dépendants de rien, ni des malheurs qui menacent, ni des plaisirs que l’on peut rencontrer et obtenir autour de soi, ni de nos attentes ou craintes, ni des autres qui doivent nous rassurer ou nous distraire.

Devenir plus conscients de notre façon d’appréhender le réel, plus lucides sur les motifs qui nous meuvent et plus sereins face à l’existence et à ses aléas: tels étaient les objectifs concrets de la philosophie antique, qui avaient à se traduire non seulement dans des écrits théoriques, mais aussi dans une manière de vivre, dans une sagesse incarnée au quotidien. Tels sont encore les objectifs des consultations philosophiques.

 


(1) Lou Marinoff, Plus de Platon, moins de Prozac, Paris, Michel Lafon, 2002 (avant-propos).