Partir d’objets de la « pop culture » et réunir des philosophes, des écrivains, des journalistes et des sociologues pour en parler, tel est l’objectif de la Semaine de la pop philosophie. Lancée à Marseille en 2009, elle a fait des émules. À quelques semaines de la tenue de la 3e édition bruxelloise, ça remue déjà dans les méninges.
Une tendance à la démocratisation, à la popularisation de la pensée, des arts, de l’action politique par la société civile, par d’autres que les majorités absolues ou victorieuses, par chacun-e, traversant des moyens révolutionnaires, nouveaux ou inadaptés s’étend depuis déjà un bon bout de temps. La philosophie (étymologiquement « l’amour de la sagesse ») n’échappe (heureusement) pas à cet élan.
Qui s’empare de cette possibilité? Qui promeut et produit les espaces-temps pour débattre, penser, faire avancer le schmilblick? Qui sont les nouveaux penseurs? Ont-ils des pensées novatrices?
Autant de questions et plus encore posées à Jacques Serrano, créateur d’événements intellectuels et concepteur de la Semaine de la pop philosophie.
Espace de Libertés: L’appellation « pop philosophie » est empruntée à Deleuze (cf. Anti Œdipe), comment vous l’êtes-vous appropriée? De quel droit (et vous avez le droit d’avoir le droit)?
Jacques Serrano: La Semaine de la pop philosophie est une marque déposée. Sachez que Deleuze a employé cette notion trois ou quatre fois dans l’ensemble de son œuvre: dans une correspondance, dans ses cours, et dans Kafka. Pour une littérature mineure. C’est dans les années 2000, avec des amis, que j’ai réactivé cette notion.
Milady Renoir en aparté, citant Laurent de Sutter (1)
« Lorsque Gilles Deleuze inventa le concept de “pop philosophie”, ce n’était pas pour désigner une nouvelle forme de philosophie, qui ferait de la “pop culture” son objet ou son but. La “pop philosophie” que Deleuze avait en tête ne se voulait pas philosophie de tel ou tel objet, de tel ou tel moment, ou de tel ou tel phénomène puisé dans l’air du temps ou le flux de l’époque. Au contraire, il y avait quelque chose d’aristocratique, et en même temps d’un peu pervers, dans l’idée de “pop philosophie”: une manière d’être encore plus philosophique qu’avant, encore plus abstrait, encore plus conceptuel. La “pop philosophie”, pour Deleuze, c’était, plutôt qu’une question d’objet, une question d’intensité: est “pop” une philosophie qui peut prétendre à l’intensité de la “pop”, à son électricité, à sa puissance de fascination. Le fait que cette intensité, aujourd’hui, naît avec plus de facilité de la prise en considération de la musique électronique, du roman de science-fiction et du cinéma de blockbuster que des œuvres tirées de la haute culture n’est qu’un hasard. Mais, un tel hasard est aussi celui d’une rencontre –et, pour Deleuze, une rencontre est quelque chose à cultiver en vue d’en tirer les plus belles, les plus riches et, oui, les plus intenses conséquences. Telle est donc la “pop philosophie” que nous défendons: l’art de tirer de la rencontre avec les objets les plus triviaux les conséquences les plus élevées– un art qui, s’il n’est pas excitant, n’est rien. »
La pop philosophie et sa semaine sont destinées à qui? Quels sont les publics de l’évènement? Comment aller vers ceux qui ne viennent/viendraient pas a priori? Pensez-vous que les publics non spécialisés devraient/doivent s’emparer de la philosophie comme la philosophie devrait s’emparer de domaines populaires?
Les opérateurs et institutions culturels consacrent beaucoup d’énergie et de moyens à sensibiliser des publics à des objets culturels qu’ils n’identifient pas forcément, ce qui contribue déjà à une difficulté en termes d’accès à ces objets (art contemporain, théâtre contemporain, etc.). Une des caractéristiques de la pop philosophie est, sans aucune démagogie, de se pencher sur des objets de notre quotidien (télévision, séries télévisées, etc.). En effet, aujourd’hui les plus brillants philosophes portent un intérêt à des objets identifiés par tous, par exemple aux séries télévisées. Cet état de fait peut contribuer à décomplexer un public qui pourrait avoir des appréhensions à franchir les marches de lieux tels que les théâtres, musées, galeries, et à les faire se retrouver en face de philosophes. Ainsi, l’objet exposé (comme l’étude de la série Docteur House) permet un accès à la fois aux lieux (théâtres, musées, etc.) et aux contenus.
Populariser… (la philosophie ou autre chose), rendre populaire, c’est… vulgariser? Euphémiser? Diluer? Quelle-s différence-s entre la philosophie pop et la « pure », la traditionnelle, la classique?
La pop philosophie prétend à un élitisme pour tous. Elle n’est en aucun cas un sous-produit de la philosophie destinée aux masses laborieuses. La réflexion pop-philosophique peut prendre sa source dans des contextes très différents: échange avec un chauffeur de taxi, déambulation dans la nature, séparation avec son ou sa petit-e ami-e… Le choix des thèmes abordés et questions traitées s’opère selon des affinités avec les propositions et les concepts que les philosophes développent. À titre personnel, je privilégie la question à la réponse.
La pop philosophie n’est en aucun cas un sous-produit de la philosophie destinée aux masses laborieuses.
Qui sont les philosophes pop de notre époque? Quels auraient été les pop philosophes d’autres époques? Des noms? Des noms!
Quelques philosophes contemporains revendiquent le titre de « pop philosophes » comme Slavoj Žižek, Maurizio Ferraris, Simone Regazzoni. Toutefois de nombreux autres philosophes qui adhèrent à ce mouvement ne revendiquent pas forcément ce titre. Par le passé, Diderot déjà aspirait à rapprocher les philosophes du peuple: « Hâtons-nous de rendre la philosophie populaire. Si nous voulons que les philosophes marchent en avant, approchons le peuple du point où en sont les philosophes. » (2)
Comment les médias peuvent-ils s’emparer/s’emparent-ils des sujets/thèmes que la semaine pop propose?
Bien que je n’aie jamais prétendu que la pop philosophie s’adressait à tout le monde, j’ai fait l’heureux constat qu’un large public était au rendez-vous. Cela n’est pas pour autant la vision des médias qui considèrent ce résultat comme un but pour éduquer, idée qui est à l’opposé de mon ambition.
Quels sont les lieux de pensée et de parole aujourd’hui? Est-ce que les universités (écoles) –pour autant qu’elles soient populaires–, les centres d’art sont les relais possibles des penseurs de nos jours?
Exposer des idées n’est pas encore totalement inscrit dans les objectifs des institutions qui traitent de l’art et de la culture. Ils sont des relais certes, mais pas toujours des relais d’idées philosophiques.
Et qui est Jacques Serrano au milieu de cet élan, au sein de ce courant de philosophie pop? Un philosophe parmi les autres? Un organisateur d’évènement? Avoir touché à Deleuze, ça facilite ou ça complexifie?
Qui est Jacques Serrano? On me considère comme un créateur d’évènements intellectuels, ce que je ne renie pas, tout en précisant que le mot « créateur » et son emploi systématique et abusif m’agacent quelque peu, tout comme le mot « évènement » dont l’emploi répété annule son sens. Enfin, le mot « intellectuel » me séduit particulièrement, je le revendique sans complexe car il est encore considéré par un grand nombre comme une grossièreté. C’est en tant que curieux et étudiant que j’ai suivi les cours que donnait Gilles Deleuze à l’Université Paris 8-Vincennes-Saint-Denis, cours qui réunissaient autant d’étudiants en philosophie que d’artistes, réalisateurs, metteurs en scène, etc.
(1) Pop philosophe et directeur de collection aux Presses universitaires de France.
(2) Dans De l’interprétation de la nature, 1753.