Chaque année apporte son lot d’événements mémoriels en tout genre et 2015 est particulièrement bien remplie sur ce point. Le 8 mai dernier s’est tenu à Liège un colloque international intitulé « Mémoire(s) et identité(s): quand le passé bouscule le présent ».
Centenaire de la Première Guerre mondiale, bicentenaire de la bataille de Waterloo, 70e anniversaire de la victoire du 9 mai 1945 ou encore commémoration de l’abolition de l’esclavage en France; le colloque organisé conjointement par le Département de science politique de l’Université de Liège et les Territoires de la Mémoire a permis de cerner les enjeux mémoriels et identitaires particulièrement présents en ces temps de commémorations multiples.
Les mémoires collectives sont les histoires de tous. Refuser la possibilité à tout un chacun de s’en saisir, c’est mettre à mal le vivre ensemble.
Mémoire et identités collectives
Les mobilisations de mémoires collectives soulèvent des questions fondamentales en termes d’identités individuelles et/ou collectives. Ces mémoires permettent aux individus et aux groupes auxquels ils appartiennent de se définir, de donner du sens à leurs actions, voire de les légitimer. Mais ces commémorations ne doivent toutefois pas gommer les tensions qui peuvent voir le jour entre différents groupes. C’est donc à partir de l’idée que les mobilisations de mémoires collectives peuvent ne pas se faire de manière apaisée que les organisateurs du colloque ont souhaité réunir plusieurs spécialistes afin d’envisager les aspects positifs, mais également négatifs de ces manifestations mémorielles.
En laissant la place à des politologues, à des géographes, à des pédagogues, à des sociologues, à des psychologues, mais également à toute une série d’acteurs de la mémoire (enseignants, conservateurs, journalistes et chargés de mission), les échanges ont, d’une façon ou d’une autre, insisté sur la crise des identités qui traverse actuellement notre société. Nombreux sont les acteurs –politiques et sociaux– qui mobilisent peu ou prou des événements passés afin de donner du sens à leurs actions quotidiennes.
Ainsi, reconnaître publiquement le massacre des Arméniens durant la Première Guerre mondiale comme un génocide ne constitue pas uniquement un acte d’empathie à l’égard des descendants de certaines victimes. C’est un acte symbolique visant à agir sur l’institution imaginaire des identités collectives, à affirmer certaines valeurs et à s’opposer à d’autres.
Appropriations sociales du passé
Aménager l’environnement urbain en posant des plaques commémoratives ou en installant des statues à la gloire de certaines figures passées est révélateur de l’état d’esprit d’un groupe à un moment donné, comme c’est par exemple le cas à Bruxelles autour de la mémoire de Léopold II. Réaliser annuellement des documentaires sur les mêmes thèmes nécessite parfois de manipuler les images d’archives. Concevoir des projets pédagogiques à l’école tournés vers le passé afin d’éduquer à la citoyenneté nécessite d’innover de manière constante. De tous ces cas de figure se dresse un constat: le passé se conjugue au présent.
Ce « présentisme » réduit à sa plus simple expression nos « champs d’expériences » et nos « horizons d’attente » pour reprendre les termes de Reinhard Koselleck. Pour preuve: le fait de célébrer annuellement des anniversaires consiste à ne s’inscrire que dans le présent, quitte à le répéter chaque année. Au final, cette accumulation d’événements mémoriels permet-elle vraiment de tirer les leçons du passé pour mieux se projeter dans le futur? Pas sûr…
Des mémoires et des histoires
Si les pistes ouvertes grâce à ce colloque ont été nombreuses, plusieurs réflexions ont traversé les différentes interventions.
Premièrement, il convient de ne pas confondre mémoire collective et mémoire officielle. Si cette dernière renvoie notamment à la mise en scène orchestrée par des autorités publiques, celles-ci ne disposent pas pour autant du monopole de la contrainte mémorielle. Les mémoires collectives coexistent dans une société et chercher à imposer une vision du passé est vain.
Deuxièmement, la pluralité des mémoires collectives au sein d’une société n’engendre pas nécessairement des conflits entre mémoires et entre groupes. Les conflits voire les « guerres » de mémoires sont bien souvent le produit d’un discours tenu par les acteurs qui les dénoncent.
Troisièmement, travailler sur la mémoire ne signifie aucunement travailler sur l’histoire. Une perspective interdisciplinaire mérite donc d’être encouragée. Or, il peut être constaté que les multiples commémorations laissent bien souvent les historiens affronter seuls les événements mémoriels. Sociologues, psychologues, géographes, pédagogues et surtout acteurs de la mémoire méritent d’avoir voix au chapitre. Ils éclairent chacun à leur façon ce passé mobilisé. Les mémoires collectives sont les histoires de tous. Refuser la possibilité à tout un chacun de s’en saisir, c’est mettre à mal le vivre ensemble.
Toutes ces réflexions feront prochainement l’objet d’une publication dans la collection « Voix de la mémoire » éditée par les Territoires de la Mémoire, permettant ainsi aux acteurs de la mémoire de s’en saisir, d’en discuter et peut-être d’élargir nos horizons d’attente, tout en s’interrogeant sur les éléments constitutifs –si tant est qu’il y en ait– de nos identités.