Espace de libertés – Septembre 2015

Care et éducation morale sur petit et grand écran


Dossier
Les publics de la culture se sont transformés depuis la fin du siècle dernier. Cette démocratisation de l’art n’a sans doute pas été encore suffisamment observée ni analysée par la philosophie. Pas plus que la constitution d’un nouvel ensemble de valeurs à travers la diffusion massive de séries télévisées, faute d’enquêtes et d’outils théoriques adéquats, et de perception du passage pragmatique de la culture vers le commun, et du changement de hiérarchie des valeurs qu’il implique.

Panofsky insistait “sur le fait que le film a été créé d’abord et avant tout, comme un divertissement populaire sans prétention esthétique qui a redynamisé les liens entre production et consommation artistiques [lesquels] sont plus que ténus, pour ne pas dire rompus, dans de nombreuses disciplines artistiques”; aujourd’hui, cette conception et la défense d’un art qui n’a pas perdu le contact avec ses publics s’étendent au-delà du cinéma, dans les séries télévisées et d’autres pratiques artistiques. C’est une transformation politique autant qu’esthétique.

Les séries, des produits de masse sous-estimés, sont devenues un objet d’étude, pas simplement comme nouvel objet esthétique mais comme lieu de réappropriation de l’autorité artistique, de re-empowerment du spectateur par la constitution de son expérience.

Ciné et séries au cœur de la culture populaire

Une mutation du champ culturel et de ses hiérarchies est en train de s’opérer et le changement d’attitude, y compris académique, par rapport aux séries télévisées en est la marque. Les séries, des produits de masse sous-estimés, sont devenues un objet d’étude, pas simplement comme nouvel objet esthétique mais comme lieu de réappropriation de l’autorité artistique, de re-empowerment du spectateur par la constitution de son expérience. Robert Warshow, inspirateur de Stanley Cavell (1), affirmait dans The Immediate Experience (2): “Culturellement, nous sommes tous des “self-made men”, nous nous constituons dans les termes des choix particuliers que nous faisons dans la multitude étourdissante de stimuli qui s’offrent à nous.” Le déplacement de la réflexion vers des objets “ordinaires” comme le cinéma ou les séries, induit une transformation de l’esthétique. Les cultures populaires constituent un enjeu théorique fondamental: il ne s’agit pas de puiser dans un réservoir d’exemples “fun”, mais de renverser les hiérarchies de ce qui compte. Elles sont aussi un nouveau départ de la démocratie, perfectionniste et pragmatiste, dans la confiance en soi d’Emerson (self-reliance) et dans la conception deweyenne du public. Dewey définit le public à partir d’une confrontation à une situation problématique où des personnes éprouvent un trouble déterminé qu’ils perçoivent initialement comme relevant de la vie privée, et où la réponse émerge à travers le jeu des interactions de ceux qui décident de lui donner une expression publique. La culture et la démocratie, l’une et l’autre, échappent désormais à des définitions fixes ou (politiquement et culturellement) institutionnalisées pour s’organiser pragmatiquement autour de pratiques et de formes de vie effectives et partagées.

La confiance de l’expérience

Le rôle de la culture populaire (séries télévisées, mais aussi musiques, vidéos diffusées sur internet, discussions et forums en ligne…) devient crucial dans nos réélaborations éthiques et dans la constitution politique et sociale de la démocratie. Cavell partait, dans La projection du monde, du caractère “populaire” du cinéma, en l’articulant à une intimité avec l’ordinaire, l’intégration du cinéma à la vie ordinaire du spectateur, son intrication dans la vie quotidienne et la constitution de son expérience. Un des buts de Cavell, et l’une de ses réussites, est de montrer et illustrer: “Laisser une œuvre d’art avoir sa propre voix dans ce que la philosophie dira d’elle”. Cela implique apprendre en quoi consiste, pour reprendre l’expression de À la recherche du bonheur, “contrôler son expérience”, c’est-à-dire, examiner sa propre expérience, et “laisser à l’objet qui vous intéresse le soin de vous apprendre à le considérer”; éduquer son expérience de façon à se rendre éducable par elle. Il y a là une circularité inévitable: avoir une expérience nécessite de faire confiance à son expérience. Ce rôle de la confiance en l’expérience fait de la culture populaire une ressource importante dans l’éducation morale. Cavell, en rupture avec une tradition critique de surplomb, valorisait “l’intelligence apportée par le film à sa propre réalisation”.

Les personnages et leurs conduites ordinaires, une éducation morale pour le spectateur

On assiste alors à un déplacement de la morale, vers une morale non plus normative ou impérative, mais pas non plus purement descriptive: proche d’une éthique du care, au sens de la perception particulière des situations, moments, motifs. L’intérêt d’un examen des séries TV est aussi leur constitution d’une éthique pluraliste et conflictuelle, exprimée dans la variété des personnages. La forme esthétique de la série, la régularité de la fréquentation, l’intégration des personnages à la vie ordinaire et familiale des spectateurs, l’initiation à des formes de vie non explicitées et à des vocabulaires nouveaux, l’attachement aux personnages constituent l’expression morale de ces œuvres. Cela conduit à réviser le statut de la morale, à la voir non dans des règles, normes transcendantes et principes de décision mais dans l’attention aux conduites ordinaires, aux microchoix quotidiens, aux styles d’expression et de revendication des individus. Toutes transformations de la morale auxquelles ont appelé nombre de philosophes lassés d’une méta-éthique trop abstraite, ou d’une éthique déontologiste aveugle aux situations. Le matériau des séries TV permet une contextualisation plus développée, une historicité de la relation, l’attention aux expressions et gestes de personnages qu’on apprend à connaître puis à quitter. Les personnages de fiction TV sont si bien ancrés, moralement explicites, qu’ils peuvent être “lâchés” et ouverts à l’imagination et à l’usage de chacun, “confiés” à nous –comme s’il restait à chacun d’en prendre soin. D’où l’importance de la conclusion des séries, qui doivent apprendre au spectateur à se passer d’elles (Lost est un bel exemple, mais récemment Mad Men) et confier une responsabilité d’un type nouveau.

Les séries télévisées nous apprennent à regarder la vie morale comme scène de l’aventure et de l’improvisation.

Une éducation qui prend au sérieux la capacité morale du spectateur est bien de l’ordre du care –attention morale qui consiste à voir les possibilités et significations qui émergent dans les choses, à anticiper, à improviser à chaque instant. Les séries télévisées nous apprennent à regarder la vie morale comme scène de l’aventure et de l’improvisation. Des séries telles que The Wire, ou récemment Orange is the New Black, posent ainsi constamment des problèmes moraux inédits et nous contraignent à improviser en tant que spectateurs. Cavell parle d’éducation morale –voire de pédagogie, dans le sous-titre de Philosophie des salles obscures. La valeur d’éducation de la culture populaire n’est pas anecdotique. Elle nous paraît définir aujourd’hui ce qu’il faut entendre par “populaire” aussi bien que par le mot “culture” dans l’expression “culture populaire”.

Pour toutes ces raisons, j’ai repris, dans mes analyses des séries TV (3), la façon dont Cavell affirme la valeur philosophique du cinéma hollywoodien. Ce que Cavell revendiquait dans les années 70 du cinéma de Hollywood s’est transféré à d’autres corpus et pratiques, qui l’ont relayé, sinon remplacé, dans la tâche d’éducation morale du public. La culture populaire se révèle lieu de “l’éducation des adultes”, qui reviennent par elle à une forme d’éducation de soi, de culture de soi –un perfectionnement subjectif, par la mise en commun, par le partage et le commentaire d’un matériau public et ordinaire, intégré dans la vie ordinaire: en ce sens oui, “nous sommes tous des self-made (wo)men”. La question de la démocratie est alors celle de notre capacité d’expressivité individuelle, d’actions et de choix esthétiques singuliers dans l’ensemble de ce qui nous est offert. La pop culture s’y révèle un moteur essentiel d’intervention sociale –et de fabrication de la démocratie réelle, si on entend par démocratie une exigence de participation de l’individu à la vie publique (4).

 


(1) Stanley Cavell, La projection du monde, réflexions sur l’ontologie du cinéma, tr. fr. C. Fournier, Paris, Belin, 1999 [1971]; À la recherche du bonheur. Hollywood et la comédie du remariage, Paris, Éditions de l’étoile/Cahiers du cinéma, 1993 [1981] et Philosophie des salles obscures [Cities of Words], tr. fr. par N. Ferron, M. Girel et E. Domenach, Paris, Flammarion, 2011 [2004].

(2) Robert Warshow, The Immediate Expérience: Movies, Comics, Theatre and Other Aspects of Popular Culture, New York, Doubleday, 1962, rééd. Harvard University Press, 2001, postface de Stanley Cavell.

(3) Chroniques parues dans Libération: www.liberation.fr/auteur/6377-sandra-laugier.

(4) Cf. Albert Ogien et Sandra Laugier, Le principe démocratie, Paris, La découverte, 2014.