Il existe dans le domaine francophone plus de 1000 sites de rencontres correspondant à des clientèles différentes: généralistes, spécialisées, communautaires, etc. C’est donc un fait social en voie de banalisation, déjà bien repéré par les sociologues et les spécialistes des sciences de la communication.
Nous nous intéresserons ici à la phase purement virtuelle des échanges, en amont de toute rencontre physique –phase révélée, mais non créée, par les ordinateurs et internet. En effet, la virtualité est un concept philosophique qui a derrière lui une très longue histoire. Bien qu’un site de rencontres ne se présente pas comme un univers virtuel, mais au contraire comme un outil de communication et même de « production » très efficace, l’inscription à tel site se fait par le biais d’un « pseudo ». Les échanges commencent donc toujours par une phase virtuelle; bon nombre n’aboutissent pas à une rencontre physique et certains internautes s’installent durablement dans la virtualité en repoussant indéfiniment le premier rendez-vous. Si celui-ci intervient, il est structurellement décevant et produit un sentiment de malaise, car on change brusquement de registre. Comme le montrait une publicité pour Meɘtic diffusée en 2010: « Il était mieux sur la photo ».
Le virtuel devient interactif, il transforme l’imaginaire mental en un imaginaire partagé, cohérent, et donc doté d’un certain degré de réalité.
Quand le virtuel intensifie le réel
Ce qui est très étonnant réside dans le fait que le caractère virtuel de la communication ne diminue en rien l’intensité des affects, positifs ou négatifs, qu’elle suscite, bien au contraire. À la faveur d’un échange avec un parfait inconnu ou une parfaite inconnue, dont le visage est même parfois masqué, on peut se sentir flatté, touché, séduit, ou au contraire insulté, voire agressé. L’ordinateur ne fait nullement écran à la violence des émotions. Quel est le ressort de ces affects bien réels générés par des interactions virtuelles?
Notre perception visuelle comporte des éléments virtuels qui contribuent à créer l’impression de réalité. Dans la vie quotidienne, l’enrichissement du réel par des virtualités est également le fait de la mémoire et de l’imagination. Il est donc purement mental. La particularité du virtuel informatisé est d’aller au-delà de l’imagination et du fantasme qui d’habitude restent une activité purement solitaire et cérébrale. Sur un site de rencontres, comme dans un espace virtuel en général, le virtuel se concrétise et se partage. L’internaute est incité en permanence à des « micro-actions » comme visiter un profil, regarder une photo, envoyer un flash, un « kif », un « coup de cœur », répondre à un « questionnaire d’affinité », etc.
Le virtuel devient interactif, il transforme l’imaginaire mental en un imaginaire partagé, cohérent, et donc doté d’un certain degré de réalité.
Du point de vue affectif, la virtualité aboutit donc, paradoxalement, à une intensification du réel. Aucun bouclier social, aucune convention consensuelle, aucune règle de civilité, aucune obligation de loyauté ne fait obstacle à des échanges téléportant les internautes dans une sorte d’état de nature communicationnel.
Désir, existence et connaissance d’autrui
Le dispositif des sites de rencontres révèle ainsi l’élément virtuel inhérent à l’objet du désir. Cet élément se révèle de deux manières: par son caractère contingent, voire indifférent, et par son caractère décevant. Le désir d’un internaute est désir sans objet, un désir indéterminé à la recherche d’un objet X tout aussi indéterminé.
Ce dispositif incite au « zapping », c’est-à-dire à la tentation permanente d’optimisation de l’objet. Or le zapping correspond exactement, me semble-t-il, à ce qu’on appelait « l’inquiétude », dans la philosophie du XVIIe siècle. Étymologiquement, l’inquiétude, c’est l’absence de repos, l’impossibilité de tenir en place. Pour Nicolas Malebranche, par exemple, si la volonté ne peut se fixer durablement sur un objet fini, c’est qu’elle est animée par Dieu d’un mouvement infini, mais qu’elle se trompe en permanence sur l’objet même de son désir et ne se satisfait d’aucun.
Les sites de rencontres permettent également une approche expérimentale de ce qu’on appelle en philo le « problème d’autrui » dans la mesure où autrui ne se présente pas, comme d’habitude, à travers son corps, puisque celui-ci reste à distance dans la phase virtuelle. Ce qu’on appelle la réalité est constitué en partie de codes sociaux, de modèles de comportements, de conventions, qui passent généralement totalement inaperçus. Et c’est aussi parce que ce cadre de référence est absent que les échanges sur les sites sont virtuels. La « protection » vis-à-vis d’autrui est levée. C’est la raison pour laquelle les affects sont plus intenses. Aucun bouclier social, aucune règle de politesse, aucune obligation de loyauté ne fait obstacle à des échanges très cash téléportant les internautes dans une sorte d’état de nature.
D’où un climat de défiance généralisée, bien palpable dans les annonces du type « Cherche la sincérité… », et un mode de communication paradoxale, qu’on pourrait appeler la communication par mauvaise foi, reposant sur la construction d’une image de soi truquée, conforme aux codes de la séduction en vigueur, le « lifting identitaire ».
Pour une nouvelle « éthique de la responsabilité »
Ce mode paradoxal de communication conduit à réinterroger des catégories morales traditionnelles comme le mensonge ou l’adultère, mais ne conduit nullement à la suspension de toute morale et de toute responsabilité. S’il peut exister des adultères virtuels, il n’existe pas de responsabilité virtuelle, mais une responsabilité bien réelle des internautes les uns à l’égard des autres. Cette responsabilité naît de la disparité extrême des attitudes et des attentes à l’égard des sites de rencontres. Pour certains, la fréquentation d’un site de rencontres n’est qu’un jeu gratuit, n’impliquant aucun engagement authentique. Pour d’autres au contraire, la recherche d’un ou d’une partenaire « pour la vie » grâce à un site de rencontres, est un enjeu sérieux, voire grave, ce qui peut expliquer le caractère souvent addictif de leur activité sur les réseaux.
Si on considère la sphère des sites comme fermée sur elle-même, elle devient une aire de jeu innocent, suspendant tout enjeu moral. Le problème est qu’elle n’est pas fermée sur elle-même. Il est donc temps d’imaginer une nouvelle « éthique de la responsabilité » à l’égard du virtuel, ou plutôt de la responsabilité réelle à l’égard d’autrui dans les univers virtuels.