Obtenir des aveux en quelques clics, sans se salir les mains ni laisser de traces apparentes. Telle est la promesse du progrès technologique faite aux tortionnaires. L’informatique va ringardiser la gégène.
C’était une époque rustique. En 1623, sur l’exotique île d’Ambon, des représentants de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales imaginèrent un moyen de faire avouer quinze de leurs homologues anglais, suspectés de perfides manœuvres pour accaparer le commerce des épices. L’un d’eux eut la plante des pieds exposée à la flamme « jusqu’à ce que la graisse qui en coulait fasse s’éteindre les chandelles » (1). Avant d’être exécuté, il parla. Puis vint la fée électricité. La lumière fut et, avec elle, la gégène, qui connut un franc succès auprès de la Sûreté générale indochinoise et de son homologue militaire préposée au renseignement durant les « événements » d’Algérie. À bien des égards, les moyens alors mis en œuvre relevaient encore de l’artisanat. Mais le progrès en marche ne s’arrête jamais. Le dernier raffinement en date dans le perfectionnement des méthodes de torture fait appel aux avancées technologiques high-tech, la réalité virtuelle. Le principe est simple, encore fallait-il y songer: ce que l’esprit perçoit, le corps le ressent. En d’autres termes, « si vous croyez que l’on est en train de vous torturer, alors c’est que l’on est en train de vous torturer », résume le docteur Asher Aladjem, qui dirige depuis 1995 l’équipe chargée du Programme pour les survivants de la torture à l’hôpital Bellevue de New York.
Un combattant ennemi, terroriste ou présumé tel, est sensible au vertige? Un programme de réalité virtuelle peut lui donner l’impression d’une chute vertigineuse et abyssale.
Produire un « assaut systématique contre l’identité personnelle, mentalement insupportable »
Concrètement, la réalité virtuelle y est déjà utilisée pour aider des victimes de sévices à surmonter leurs démons intérieurs et l’indicible souvenir de leurs tourments. Un casque intégral relié à un ordinateur propulse le sujet dans un univers factice mais ultraréaliste, le confrontant à ses phobies. Le même procédé expérimental est utilisé auprès de soldats américains de retour des combats et affectés de syndrome post-traumatique. Albert Rizzo, qui dirige l’Institute for Creative Technologies à l’Université de Californie du Sud, plonge ainsi des vétérans au cœur de situations stressantes qu’ils ont vécues, reconstituées via la réalité virtuelle. L’analyse des réactions corporelles (rythme cardiaque, respiration, sudation) aide à mieux cerner l’impact d’un souvenir, fut-il refoulé, et à le combattre. La torture virtuelle n’est rien d’autre que l’usage symétrique, inversé, de cet outil thérapeutique. Mise en pratique: un combattant ennemi, terroriste ou présumé tel, est sensible au vertige? Un programme de réalité virtuelle peut lui donner l’impression d’une chute vertigineuse et abyssale, sans fin, et sans qu’il bouge de la pièce où il se trouve. Quelques heures de ce traitement délient les langues les plus nouées bien plus sûrement qu’un fer rouge appliqué sur les parties intimes. Le procédé est déclinable à l’envi: un parcours-aventure au beau milieu de reptiles visqueux, une baignade dans un océan de sang, un week-end entier au pays des morts-vivants. L’imagination est au pouvoir et les possibilités infinies.
Ces nouvelles pratiques sont un renouvellement de méthodes qui ont fait leurs preuves. Dans un ouvrage de référence (2), l’historien américain Alfred W. McCoy a décrit les recommandations du manuel d’interrogatoire mis au point par la CIA en 1963, appelé Kubark Counterintelligene Interrogation. Y est notamment préconisé l’usage de techniques psychologiques, coercitives mais physiquement non invasives, générant un « chaos existentiel », « jusqu’à ce que cet assaut systématique contre l’identité personnelle devienne mentalement insupportable ». Et que le supplicié se mette à table, ce qui est l’objectif in fine.
Rapide, efficace et non salissante, la torture virtuelle a bien des avantages
Mais le recours à la torture par la réalité virtuelle va bien au-delà d’une simple modernisation des bonnes vieilles techniques archaïques: privation de sommeil, simulacres de noyade ou d’exécution, déstabilisation spatio-temporelle, isolement, privation sensorielle, etc. L’usage des technologies virtuelles apporte, tout d’abord, un précieux gain de temps. Les praticiens en ont témoigné, faire céder les digues mentales d’un individu par des assauts psychologiques répétés peut prendre des semaines, sinon des mois. Annihiler toute résistance est un processus long et complexe, a fortiori appliqué à des combattants formés à endurer et à déjouer ces techniques. Une bonne séance de torture virtuelle briserait n’importe qui en deux jours. Autre avantage notable, le recours au virtuel protège… le bourreau. Le professeur de philosophie morale et politique Michel Terestchenko a montré qu’un « mélange de violence et de cruauté gratuites érigées en système, d’inefficacité et d’impuissance brise les détenus tout en détruisant psychiquement les tortionnaires eux-mêmes » (3). Or, prendre soin des préposés à l’attendrissement de la viande est un devoir aussi impérieux que le bien-être de la troupe. Seul le souffre-douleur est exposé aux images virtuelles. L’exécuteur des basses œuvres n’en subit pas les effets dévastateurs par ricochet. Exit ce contrariant dommage collatéral. Enfin, pour ce qui est de la torture « classique », alliant brutalité extrême et sévices corporels en tous genres, Terestchenko, rappelle que son efficacité fait débat. Certaines victimes sont prêtes à confesser tout et n’importe quoi pour que cesse leur calvaire. Stérile du point de vue de la collecte du renseignement. Rapporté par Alfred McCoy, le témoignage d’un homme torturé en 2004 dans une prison afghane est à cet égard édifiant. Décrivant les sévices qu’il endura, il conclut: « Au bout d’un moment, j’eus l’impression d’être presque mort et de ne plus exister ». Quant à ses compagnons d’infortune, « beaucoup perdaient la tête. Je pouvais entendre les gens se cogner la tête contre les murs et les portes, hurlant à en devenir fous ». Comme le dit le proverbe, on ne fait pas boire un âne qui n’a pas soif. Ni avouer une information pertinente à un homme qui a perdu l’esprit.
Comment ne pas songer au jeune Alex, le héros tragique d’Anthony Burgess dans Orange mécanique? À l’origine passionné par la musique classique et l’ultraviolence, son état s’est quelque peu aggravé par les séances de visionnage d’images insoutenables imposées par des agents du gouvernement désireux de le « réhabiliter ». Une torture virtuelle avant l’heure. Reste la question du plaisir sadique à voir autrui souffrir, à se repaître de son humiliation et de ses cris, lorsqu’il est jeté dans une geôle grouillant de reptiles ou condamné à se nourrir d’abats crus, par exemple. Mais il ne s’agit pas de torture virtuelle. C’est de la télé-réalité.
(1) Anecdote rapportée par Mike Dash dans son remarquable ouvrage, L’Archipel des hérétiques. La terrifiante histoire des naufragés du Batavia, Paris. Jean-Claude Lattès, 2002.
(2) Alfred W. McCoy, A question of torture. CIA Interrogation from the Cold War to the War on Terror, New York, Metropolitan Book, 2006 (non traduit en français).
(3) Michel Terestchenko, Du bon usage de la torture ou comment les démocraties justifient l’injustifiable, Paris, La Découverte, 2008.