Après le Musée du Bardo, c’était autour de la célèbre station balnéaire de Port El Kantaoui d’être la cible d’un attentat terroriste à la fois sanglant et spectaculaire le 26 juin dernier. Revendiquée par l’État islamique, cette attaque, la plus meurtrière de l’histoire du pays, replonge les Tunisiens, malgré eux, dans l’obsession sécuritaire qui fut pendant longtemps le juteux fonds de commerce de l’ex-dictateur déchu.
Rapidement, l’inaction des autorités tunisiennes et la défaillance des services de sécurité ont été pointées du doigt; des critiques qui n’ont pas épargné le président Beji Caïd Essebsi (BCE). Pour y répondre, des mesures drastiques ont été prises, rappelant l’ancien régime et, jugées parfois incompréhensibles. Malgré tout, pour beaucoup, « seules les méthodes à la Ben Ali peuvent pulvériser ces barbares, Bajbouj (1) n’est pas à la hauteur ». Dans le même temps, le cœur affolé des Tunisiens balance entre d’une part, accepter le recours aux anciennes méthodes benalistes « ayant fait leurs preuves » et, d’autre part, la crainte que ces mêmes pratiques marquent le retour maquillé de l’ancien système; exit donc les droits de l’homme.
Quelles réponses à l’équation sécuritaire?
Il est vrai que l’équation sécuritaire est assez complexe, car se croisent des éléments endogènes et exogènes auxquels, seule, la Tunisie ne pourrait faire face. Il n’empêche que celui qu’on surnomme « Bajbouj » est, aujourd’hui, dans une double tourmente. Aux yeux de l’opinion publique tunisienne, BCE, comparé à Ben Ali, apparaît comme l’artisan rouillé d’une machine sécuritaire qui tourne au ralenti. Plus globalement, ce sont les choix politiques du président et de son parti Nidaa Tounes, notamment l’alliance gouvernementale avec Enahdha, qui sont visés.
Dès lors, des décisions sur le tas, parfois dénuées de sens, ont été adoptées telles que le limogeage du gouverneur de Sousse et de hauts responsables de la police, l’interdiction de voyager pour les moins de 35 ans sauf autorisation parentale et le renforcement de la sécurité pour les communautés étrangères, leurs services et aux alentours des théâtres et centres culturels. Mais la mesure qui rappelle un passé proche et qui inquiète est, sans nul doute, l’instauration, le samedi 4 juillet, de l’état d’urgence sur tout le territoire tunisien pour 30 jours. Pour Hamza Meddeb, chercheur invité du Centre Carnegie au Moyen-Orient, « le fait de décréter l’état d’urgence pourrait s’accompagner d’une criminalisation des mobilisations sociales ». Un moyen de réprimer les revendications sociales et de restreindre certains droits, comme celui de rassemblement sur la voie publique. D’après Vincent Geisser, chercheur à l’Institut français du Proche-Orient, « cette décision est un aveu de faiblesse car la Tunisie d’aujourd’hui dispose d’outils constitutionnels pour répondre au terrorisme. Au lieu de ça, le pouvoir va puiser dans d’anciennes recettes qui font trop penser aux méthodes de Bourguiba et de Ben Ali ».
Même si le ministère de l’Intérieur a assuré que tout avait été mis en œuvre pour traquer et arrêter le criminel, de lourdes défaillances persistent: le fait que de nombreuses mosquées échappent encore au contrôle de l’État, l’existence d’une police parallèle, la corruption, un manque de formation des nouvelles recrues, la faiblesse des moyens (logistique, équipement, effectif, expertise), sans parler de la coordination et de la communication (interne et externe) balbutiantes entre les différents échelons de la chaîne; et enfin, des policiers qui, au lieu de traquer les terroristes, font la tournée des cafés à la recherche des fraudeurs du ramadan, c’est-à-dire ceux qui n’observent pas le jeûne. À cela s’ajoute la situation chaotique de la Libye et l’extrême porosité des frontières tuniso-libyennes qui déversent en Tunisie des quantités impressionnantes d’armes.
Récupération des jeunes: de l’endoctrinement au passage à l’acte
En quelques mois, la Tunisie est devenue une destination prisée des chasseurs de têtes qui recrutent des jeunes, voire des adolescents, hommes et femmes, pour en faire des combattants. Ces recruteurs de la mort, qui attisent la haine, savent comment aborder et parler à ces jeunes de sorte que ces derniers se sentent investis d’une super-mission. Un lavage de cerveau qui tient de la lobotomisation entraîne ces recrues, que l’on dit droguées, à commettre l’irréparable au nom d’une soi-disant cause divine qui n’est autre qu’une royale imposture. En très peu de temps, ces ados, souvent sans histoire, deviennent des machines à tuer que seule leur propre mort arrête. Pour Rim, jeune enseignante universitaire, « la pauvreté, à elle seule, n’explique plus la montée en puissance du radicalisme et des actes terroristes; ces jeunes appartiennent à des familles qui possèdent des biens ». Une opinion partagée par Kader, jeune cadre de 33 ans: « Ces jeunes sont frustrés, caractérisés par une perte de sens et d’identité; un vide émotionnel en eux se creuse à mesure que se rétrécit l’espace de leur espoir. Ils ont ce sentiment de ne pas exister et le coupable, c’est l’Occident. Un terrain propice à des charlatans, “des businessmen de Dieu” qui récupèrent cette énorme désillusion pour en faire des robots à tuer.« À la dérive, ils sont à la recherche d’une revalorisation d’eux-mêmes et c’est à travers la violence qu’ils pensent pouvoir exister.
Quel risque pour le processus de démocratisation en cours?
La multiplication des attentats stresse la transition démocratique tunisienne, aiguise les tentations sécuritaires et défie la défense des droits de l’homme.
Dans cette situation, le processus démocratique et les libertés publiques sont actuellement menacés et les abus en tout genre reviennent au galop. Cette escalade de violence presse les autorités à demander urgemment l’adoption de mesures et de lois. Mais à quel prix? Dans tous les cas, sans débat public et sans monitoring des associations, les textes adoptés pourraient signer le retour des pratiques benalistes. D’autant que dans ce contexte particulier, les Tunisiens seraient tentés d’être moins regardants. Ainsi, la multiplication des attentats stresse la transition démocratique tunisienne, aiguise les tentations sécuritaires et défie la défense des droits de l’homme. C’est exactement la stratégie que poursuivent les djihadistes qui veulent plonger le pays dans un chaos économique et politique en touchant les secteurs du tourisme et de l’investissement.
Une telle situation appelle à la définition d’une stratégie de lutte globale et coordonnée, à l’échelle régionale et internationale, qui dépasse les seuls aspects sécuritaires. Des réformes de fond, à la hauteur des défis socio-économiques, sont nécessaires. Parallèlement, un travail de proximité social, culturel, voire religieux doit être réalisé sur le terrain pour reconstruire un tissu social détruit par la marginalisation de pans entiers de la population. Les mosquées doivent devenir un espace ouvert de dialogue prônant les valeurs de paix et de tolérance. La formation et le recrutement des imams sont des axes prioritaires, car ils agissent soit comme canal d’endoctrinement soit comme vecteur de paix. Il est crucial de mettre en place une approche positive et valorisante des jeunes en investissant massivement dans la culture, l’enseignement, les sports et l’exercice d’une citoyenneté active. Car ni l’Occident ni la pauvreté ne sauraient être indéfiniment les boucs-émissaires d’une jeunesse en quête de sens.
Il faut espérer que les autorités se réveillent, car le pays a besoin d’un électrochoc; la Tunisie ne vit plus, elle survit. Espérons que la société civile tunisienne n’entre pas dans une logique purement sécuritaire où les droits de l’homme n’auraient que très peu de place. Enfin, espérons que les partenaires internationaux de la Tunisie, dont l’Union européenne, répondent à l’appel des autorités tunisiennes pour faire front ensemble car, autant se le dire, cette affaire de terrorisme, c’est l’affaire de tous!
(1) Surnom du président Beji Caïd Essebsi