Espace de libertés – Septembre 2015

La philosophie doit-elle être populaire?


Dossier
Pop philosophie… L’image d’une philosophie qui éclate telle une bulle de savon. Son explosion est-elle une manière de diffuser un parfum de philosophie dans tout l’environnement –cela serait-il conciliable avec la philosophie?– ou plutôt le signe de sa fragilité aujourd’hui et du fait qu’elle ne serait plus que du vent?

« Philosophie » et « populaire » constituent deux termes dont les connotations semblent particulièrement antagonistes: l’une fait référence à une réflexion articulée et argumentée demandant souvent du temps et un apprentissage, l’autre à un accès immédiat et facile. Alors qu’est-ce que la pop philosophie? En quoi le fait de rapprocher ces deux termes peut-il avoir un sens et conduire à une nouvelle réflexion?

L’expression se trouve pour la première fois dans le célèbre ouvrage de Deleuze et Guattari de 1972, L’Anti-Oedipe. Deleuze rêvait alors d’un texte philosophique qui aurait pu toucher immédiatement des lecteurs lambda et qui pourrait se diffuser comme une musique populaire. Elle a depuis lors pas mal évolué et, depuis les années 2000, elle désigne plutôt un regard philosophique ou intellectuel sur des œuvres de la culture populaire. La popularité de cette expression, écrite alors sans l’apostrophe, remonte à la polémique autour de la publication en 2003, par Alain Badiou et des philosophes proches de lui, de Matrix: machine philosophique. Les auteurs sont accusés de profiter du succès du film pour se faire connaître dans les milieux populaires, voire de n’être qu’un produit dérivé de la machine commerciale cinématographique (1) ou encore de faire de la philosophie de comptoir. Jacques Serrano a depuis lors créé les Semaines de la pop philosophie.

Public et objets: le grand questionnement

Malgré des différences signifiantes importantes, un questionnement proche surgit derrière la notion de la pop philosophie: la question de ce qu’est la philosophie –ou ce qu’elle devrait ou pourrait être– et de son rapport à son public ou à ses objets. La philosophie doit-elle s’adresser à un public d’intellectuels ou à tout le monde? Doit-elle se concentrer sur les grandes questions traditionnelles ou, au contraire, s’en détourner pour se consacrer à l’analyse du monde de la culture populaire? Quels sont les risques que court la philosophie en devenant populaire?

Quels sont les risques que court la philosophie en devenant populaire?

Notre morale ambiante voudrait que l’on réponde que la philosophie ne doit pas être réservée à une élite intellectuelle et qu’elle doit s’occuper du monde d’aujourd’hui dans tous ses aspects, voire surtout dans ceux qui touchent le plus grand nombre. Mais la réponse n’est pas si simple et la question est loin d’être nouvelle.

Platon, déjà, y répond à sa manière en donnant aux philosophes le rôle de gouvernants. Sa position, très éloignée de nos conceptions démocratiques, vient en partie du sort réservé à Socrate, condamné à mort pour impiété et corruption de la jeunesse par un jury populaire constitué de 501 juges. Le peuple peut donc se tromper et constituer une menace pour les plus sages; ce sont donc des personnes éclairées qui doivent guider la société. L’allégorie de la caverne confirme le rôle particulier du philosophe: la plupart des hommes ne voient que des reflets illusoires de la réalité. Il faut que ceux qui voient plus loin que les apparences puissent leur montrer la voie, non pour les diriger en les laissant dans l’ignorance à la manière de grands prêtres, mais au contraire, pour leur apprendre à dépasser les apparences et à voir par eux-mêmes, c’est-à-dire à devenir eux-mêmes des philosophes.

À contre-courant des opinions dominantes

Le point de vue de Platon, opposant philosophie et opinion, va marquer toute l’histoire de la philosophie. On retrouve l’idée chez Deleuze, lorsqu’il affirme que la philosophie doit être nécessairement intempestive, autrement dit, contre son temps et les opinions dominantes de son époque: « L’image du philosophe est constamment obscurcie. On en fait un sage, lui qui est seulement l’ami de la sagesse, ami en un sens ambigu, c’est-à-dire l’anti-sage, celui qui doit se masquer de sagesse pour survivre. On en fait un ami de la vérité, lui qui fait subir au vrai l’épreuve la plus dure, dont la vérité sort aussi démembrée que Dionysos: l’épreuve du sens et de la valeur. L’image du philosophe est obscurcie par tous ses déguisements nécessaires mais aussi par toutes les trahisons qui font de lui le philosophe de la religion, le philosophe de l’État, le collectionneur des valeurs en cours, le fonctionnaire de l’histoire. […] Si la besogne critique de la philosophie n’est pas activement reprise à chaque époque, la philosophie meurt, et avec elle l’image du philosophe et l’image de l’homme libre. La bêtise et la bassesse ne finissent pas de former des alliages nouveaux. La bêtise et la bassesse sont toujours celles de notre temps, de nos contemporains, notre bêtise et notre bassesse. […] C’est pourquoi la philosophie a, avec le temps, un rapport essentiel: toujours contre son temps, critique du monde actuel, le philosophe forme des concepts qui ne sont ni éternels ni historiques, mais intempestifs et inactuels. » (2)

Pour Deleuze, le philosophe n’est réellement tel que s’il combat les idées toutes faites.

Pour Deleuze, le philosophe n’est réellement tel que s’il combat les idées toutes faites; pas les idées toutes faites du peuple pour imposer celles de l’élite, mais les opinions de son monde. C’est pourquoi, il n’y a aucune contradiction à concevoir de la sorte le rôle de la philosophie et à rêver d’une pop philosophie. La philosophie n’a pas à être réservée –par ses objets, son langage, ses références ou sa réputation– à une classe d’intellectuels, mais cela ne veut pas dire pour autant qu’elle est populaire au sens où elle doit plaire au plus grand nombre. Au contraire, elle ne peut que déplaire, car il lui faut aller contre nos certitudes, notre morale, nos opinions et toute bien-pensance. Alors, bien sûr, elle doit aussi toucher à la culture populaire comme à tout le reste, mais on peut craindre qu’en se limitant aux formes populaires de culture, elle permette aux intellectuels de remettre en question les opinions d’autrui et de faire des opinions de leur groupe une vérité ou une valeur.

Le rêve de Deleuze d’une pop philosophie est aussi celui d’un ouvrage philosophique qui pourrait toucher immédiatement des lecteurs non philosophes et se diffuser aisément et rapidement. Sa conception de la philosophie montre qu’il ne rêve nullement d’un ouvrage de vulgarisation ou d’un best-seller philosophique. Derrière l’idée de pop philosophie se cache également l’idée, déjà présente chez Descartes (3), que les intellectuels ne sont pas les plus à même de philosopher, parce qu’ils pensent déjà savoir et ont plus de mal à remettre en question leurs conceptions. Si la philosophie doit se faire populaire, c’est au sens où elle doit chercher à toucher un autre public et ne pas rester dans son confort habituel.

Contrairement à ce qu’on pourrait penser, la pop philosophie ne cherche pas à plaire au plus grand nombre, mais à déplaire à tous, à être intempestive, toujours intempestive.

 


(1) La réponse des auteurs de l’ouvrage ne se fait pas attendre: « En sortant notre livre le 5 novembre, nous ne cherchions pas à “toucher [la] cible marketing” des étudiants et enseignants de philosophie pour le compte de la Warner, mais, à l’inverse, à utiliser la machine médiatique du troisième épisode pour faire connaître, au-delà du cercle habituel des lecteurs d’ouvrages de philosophie, le genre de travail que peut effectuer la philosophie à partir d’un matériau ordinaire: un film d’action à prétentions spéculatives. » « Nous sommes tous des Agents Smith », Libération du 26 novembre 2003. Une autre réponse de Elie During et Patrice Maniglier se trouve dans « Matrix: comment la philosophie peut s’y faire », Revue d’esthétique, n°45, 2004. Pour les accusations, Cf. les textes de Jacques-Olivier Begot et Frédéric Pouillaude « La philo au service de “Matrix” » et « Machine à aliéner », dans Libération des 11 octobre et 26 novembre 2003.

(2Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 19836, p. 123.

(3) Cf. Recherche de la vérité par les lumières naturelles, 1701.