Espace de libertés – Septembre 2015

Le dessin de presse, la sentinelle du visible


Dossier
Qui eut cru, après le 11 septembre, que le choc des civilisations décrit par Samuel Huntington pourrait prendre la forme de petits croquis? L’écart entre la simplicité apparemment inoffensive du dessin et la violence qui lui répond semble comparable à la différence entre le crayon et la Kalachnikov: immense, sans proportions.

L’attentat contre Charlie Hebdo a traumatisé une large partie de l’opinion en raison, entre autres, de cet écart insupportable: voir la violence rattraper ceux qui se contentent de dessiner apparaît enfreindre tout ce qui fonde la civilisation par elle-même, sur la nécessité de régler les conflits pacifiquement, sur la vertu du dialogue –et, surtout, sur le caractère essentiel de la liberté de conviction et d’expression comme matrice démocratique.

Le clash des codes culturels

Matrice ou, devrait-on dire, dernière certitude. Dans un Occident qui s’est lentement désécularisé et a démonétisé la plupart de ses idéologies, dans lequel même la construction européenne ne semble plus bénéficier d’un autre souffle que celui d’une marche éperdue en avant, les démocraties modernes ne semblent conserver comme identité collective que les principes qui permettent d’être libres comme individus. La liberté d’expression a pris d’autant plus d’importance que les identités à exprimer, elles, en perdaient. Ce trajet de démonétisation identitaire allant de pair avec la libéralisation des opinions et des expressions ne touche qu’une culture particulière –libérale démocrate– qui a fait de la contingence son drapeau, plaçant ses billes dans le développement individuel davantage que dans le Grand Soir collectif. Or pour bien d’autres régions du monde, l’identité de groupe, les racines, les liens avec les ancêtres restent un enjeu important. Il s’est même, au contraire, renforcé dans une série de lieux au contact et en réaction avec l’Occident qui, par ses colonies, ses droits de l’homme et son capitalisme, a conquis le monde pour le meilleur et pour le pire. Les nations, les religions ont repris le flambeau d’identités niées ou dominées et sont devenues de nouveaux drapeaux d’affirmation et de demande de reconnaissance. Dès lors, la confrontation avec les codes occidentaux peut être frontale –le dessin de presse en offre l’amère illustration.

L’Occident, une civilisation visuelle

La caricature est un art pratiqué depuis des temps immémoriaux, et partout dans le monde; mais en Occident, elle est devenue l’une des marques identitaires d’une modernité en essor sur la défense des libertés publiques, sur les vertus de la démocratie parlementaire. Son succès s’intégrait dans l’émergence d’une presse de masse au cours du XIXe siècle, alimentant la polarisation des opinions propres aux débats politiques. Mais surtout, le recours au dessin prend culturellement son sens dans le rapport prédominant de l’Occident à l’image. L’Occident, sur ses bases grecques, romaines puis chrétiennes, est devenu une civilisation visuelle, depuis l’iconographie des premiers siècles jusqu’aux écrans d’aujourd’hui. La moindre église constitue une exposition foisonnante d’images offertes au croyant, au visiteur ou au pèlerin. Le voir est la caractéristique première de la civilisation européenne, dont toute l’histoire de l’art est celle de la représentation. L’Occident n’a cessé de se mettre en image, et même de se mettre en scène, développant une culture où l’important n’est pas l’objet donné à être vu, mais le regard lui-même. La chrétienté a ainsi établi des rites entièrement visuels ; que l’on songe à l’hostie, par laquelle le prêtre lève bien haut une galette d’azyme supposée se transformer réellement en corps du Christ ; aux messes et à l’ensemble des gestes liturgiques exécutés par les prêtres ; aux processions religieuses, qui ont animé l’ensemble du Moyen Âge. Le mystère doit se voir. Le christianisme est tellement porté sur le regard qu’il est entièrement fondé sur l’idée que Dieu s’est incarné dans un homme –peut-on imaginer ostentation plus assumée– puis sacrifié sur une croix, instrument de torture devenue icône religieuse et symbole de l’Église. Le visuel en Occident est une dynamique; le dévoilement va dans le sens de l’habillé vers le nu, du voilement vers l’ostentation, de l’obscurité vers la lumière, dans une perspective de mouvement qui peut difficilement être arrêtée –et qui pose un problème d’emballement: peut-être sommes-nous devenus une société trop visible, où tout est vu et donné à voir? En Occident, ce sont la lumière, le regard, la transparence qui sont élevés au rang de vertus; c’est la pudeur, l’opacité, l’obscurité qui sont rejetées et associées à l’obscurantisme, au Moyen Âge, contre le progrès associé aux… Lumières. Alors que, au niveau des droits et des valeurs, la liberté individuelle concerne tant l’envie de montrer que de cacher, c’est bien l’ostentation et la monstration qui sont, dans les faits, associées à la liberté d’expression en son sens premier : il faut donner à voir et pouvoir être vu, il faut n’avoir rien à cacher. La transparence est dès lors devenue une garantie morale, surtout en politique où elle se confond avec la sincérité, alors que le mystère et l’opacité deviennent les refuges de la méfiance et de la culpabilité. L’Occident est imprégné d’images, de visible sans doute à un point que nous ne percevons plus tant il s’agit de notre être au monde. Cette singularité du visible ne peut donc apparaître que par contraste, lorsqu’elle croise la route de visions du monde moins attachées au visible.

L’Orient de l’invisible

Or, là où le monde occidental est platonicien, valorise les images, le monde musulman a appris à évoluer dans l’invisible et dans la valorisation de ce qu’on ne voit pas; dans l’islam, on représente peu, et surtout pas le Prophète. Le regard et le visuel sont tenus en basse estime, considérés comme pernicieux et ouvrant la voie à la débauche; il est légitime de réguler le regard et de s’en protéger. Toute l’imagerie est fondée sur ce principe d’absence de représentation. De cela témoignent la créativité de la calligraphie, science de l’écriture où s’est réfugiée l’esthétique, ou encore le moucharabieh, antagonisme complet de la fenêtre occidentale, qui ne laisse passer qu’une lumière filtrée obscurcie qui « purifie » le regard. Par cette méfiance de la vue, l’islam a mis du temps à se protéger d’un univers occidentalisé qui a placé l’image et la transparence au cœur du monde. Car l’Occident ancré sur le visible a donné le « la » des grandes découvertes, de la navigation, du commerce libéral, puis des inventions techniques basées sur le regard –que l’on songe simplement, aux révolutions qu’ont dû engendrer l’arrivée de la photographie, puis du cinéma, puis de la télévision et d’internet dans une culture proscrivant toute image. Cette différence explique en partie le statut actuel du dessin de presse, considéré comme sentinelle de la liberté d’expression par les uns et comme provocation par les autres. Le web est le principal responsable de cette rencontre entre cultures; les unes de Charlie Hebdo ou Hara-Kiri dans les années 70 ou 80 ne touchaient que leurs lecteurs ou les clients de librairie, alors qu’aujourd’hui elles sont directement partagées et décontextualisées dans le monde entier. Desproges disait avec raison qu’on peut rire de tout, mais pas avec tout le monde. Le problème est qu’aujourd’hui, on est d’emblée avec le monde entier.

Voir, filmer, dessiner font partie de notre rapport au monde. Nous avons tendance à oublier que ce n’est pas universel. Le dessin de presse opère une fonction particulière de synthèse: en quelques traits, le dessinateur donne forme à un sentiment qui nous travaille, à une émotion qui nous parcourt, ou propose une explication, un regard. Nous en avons besoin parce que notre manière de penser consiste essentiellement, aujourd’hui, à représenter. C’est ainsi que nous travaillons la contingence et que nous lui faisons face. C’est devenu l’une des modalités de notre rapport au réel, en rupture avec les schémas proposant une vision figée de l’espace et du temps, une hiérarchie immuable entre visible et invisible. Pour les modernes, il n’existe pas une telle frontière, parce que rien n’est immuable, éternel, dispensé d’être discuté ou négocié. C’est pour cette raison que nous nous sentons frappés dans notre identité lorsqu’on attaque ceux qui dessinent, écrivent, pensent: parce que leur fonction est de repousser les limites.