Le fait qu’il existe des personnes rétives à l’expérience n’est pas contradictoire avec le postulat d’un désir spontané de philosophie, si l’on suppose qu’il peut être étouffé dès le plus jeune âge. Quand un enfant qui ne cesse d’interroger les adultes par ses « pourquoi » ne trouve personne pour prendre ses questions et entrer dans son jeu, il est probable qu’il finisse par se taire. Le mouvement initial est inhibé. Le risque est alors de naturaliser cet état d’inhibition et de considérer que l’enfant n’est naturellement pas prédisposé à la philosophie. C’est pourquoi l’atelier de discussion philosophique consiste à (ré)ouvrir des espaces de questionnement, pour que les enfants (re)trouvent des chemins aptes à leur redonner une considération d’eux-mêmes comme être pensants, capables de donner sens à leur vie et à leurs problèmes. Ces belles paroles étant dites, il reste à les rendre effectives, et c’est là que le projet se frotte aux résistances du réel.
Entretenir le désir: du projet au réel
Faire de la philosophie pop doit signifier: faire de la philosophie avec n’importe qui. Mais comment faire de la philosophie avec ceux qui n’ont a priori pas envie d’en faire? Quelles sont les conditions pour réveiller le désir? Faut-il constituer le groupe sur une base volontaire ou faut-il imposer l’activité pour laisser l’occasion à chacun de s’y essayer?
Les ateliers de philosophie privilégient l’oralité au sein d’une communauté. L’un des enjeux sous-jacents est l’apprentissage de la parole et de l’écoute, y compris –et surtout– avec des gens avec qui, spontanément, on ne parlerait pas. Il doit donc y avoir, dans certains contextes, un « forçage » relatif pour éviter de former des groupes homogènes, pour faire entrer dans ce jeu particulier des enfants qui n’y sont pas d’emblée prédisposés. Lors d’une expérience menée dans une école de devoirs, il a fallu pousser les garçons vers l’atelier, pour assurer une mixité, parce l’un des enjeux était précisément que les filles et les garçons parlent ensemble.
Faire de la philosophie pop, c’est aussi ne pas hiérarchiser les sujets dignes de la philosophie. La vie ordinaire donne une infinité de thèmes possibles pour entamer une discussion philosophique. Le point crucial, pour raviver ou entretenir le désir de réfléchir, c’est de faire en sorte qu’il y ait un investissement affectif. Quel intérêt à discuter s’il n’y a pas de problème? Le traitement philosophique vise alors à rendre commun le problème, à ne pas être simplement pris par lui, à ne pas se complaire dans l’isolement de son propre affect, mais au contraire à chercher à voir en quoi ce problème pose problème à tous, et de là, à en identifier les mécanismes généraux.
Ce n’est pas tant que le sujet doit être attrayant (fun ou sexy, si on veut faire pop) pour rencontrer un public dont on supposerait qu’il doit être appâté. Puisque la pratique de la discussion philosophique est une pratique orale et collective, il y a avant tout des conditions relationnelles au désir de penser et de parler publiquement. C’est donc davantage au contexte et au cadre qu’il faut s’attacher pour comprendre ce qui rend un atelier de discussion philosophique difficile.
Les conditions
L’expérience montre que la manière dont l’atelier de philosophie est présenté et soutenu par l’équipe d’encadrement est déterminante. Il est crucial que les adultes partenaires soient désireux de faire l’exercice. Un écueil fréquent est qu’ils jugent cela utile pour les enfants (parce qu’ »ils doivent apprendre à s’écouter », parce qu’ »ils doivent pouvoir remettre en question leurs idées toutes faites »), mais qu’ils n’en voient aucune utilité pour eux-mêmes (parce que « la philosophie, je sais ce que c’est, ça n’a jamais été ma tasse de thé »). Si c’est le cas, l’atelier apparaîtra comme une énième manœuvre pédagogique pour discipliner les enfants. Si un adulte référent est présent au sein de la discussion, il est nécessaire qu’il soit pleinement présent, en tant qu’être pensant, en tenant une position d’égalité par rapport aux enfants dans la discussion.
On rencontre parfois des climats de groupe peu propices aux échanges. Les techniques d’animation, comme celles de Michel Tozzi, permettent d’attribuer des responsabilités aux enfants pour le bon fonctionnement du groupe et sont, à cet égard, très précieuses (1). L’attention apportée au cadre formel de l’atelier rend possibles une circulation de la parole plus harmonieuse, un plus grand respect, un soin apporté à la parole de chacun et la construction d’un problème commun.
Il est commun de supposer qu’avec un public « difficile », il faut partir de choses simples, en rabattre sur nos exigences, comme si faire de la philosophie pop nous autorisait à faire à peu près n’importe quoi. Après tout, puisqu’il y a de la bonne musique pop et de la mauvaise, il pourrait bien en être de même pour la philosophie. Le problème est que la distinction ne peut être établie a priori. L’atelier de philosophie est comme une séance d’improvisation musicale, avec l’incertitude et la complexité qui la caractérisent: la garantie d’un « beau » résultat ne peut pas être donnée. Tout ce qu’on peut garantir, c’est de poursuivre un certain nombre d’exigences et de ne pas les lâcher: cultiver la complexité d’une réflexion, chercher à formuler ses idées tout en conquérant un peu plus la langue, construire sa pensée dans la confrontation avec d’autres, chercher le sens partout où il y a parole.
Il n’y a pas de « publics difficiles », comme s’il existait des espèces bien identifiées dans un catalogue. Il n’y a pas non plus de « thèmes difficiles » ou « délicats ». Il n’y a que les conditions qui peuvent l’être, et c’est heureux, parce que c’est justement sur elles que l’action est possible pour attiser le désir et susciter le plaisir de la réflexion collective.
(1) Pour en savoir plus: Gaëlle Jeanmart, « Diversifier les méthodes d’animation en philosophie: utiliser la DVDP de Michel Tozzi », mis en ligne sur www.entre-vues.net.