Espace de libertés – Septembre 2015

Gaston Lagaffe, pop philosophe


Dossier
 « Les philosophes ne doivent plus se contenter d’accepter les concepts qu’on leur donne, pour seulement les nettoyer et les faire reluire, mais il faut qu’ils commencent par les fabriquer, les créer, les poser et persuader les hommes d’y recourir. » (1)

Pop philosophie? Est-ce là un bon concept? Oui s’il ne dévalorise pas les objets dont il s’empare, s’il ne les tance pas de haut. Car le risque est là, avec « philo » sur « pop », le maître qui comprend face à l’impulsif qui ressent. Gaston Lagaffe? C’est assurément une très bonne « leçon de vie » qui n’a pas besoin d’un infirmier théorique pour nous inviter sur ses chemins de sagesse. Quand la production philosophique s’hybride avec l’art, elle montre mieux ce que la spéculation philosophique s’essaye à démontrer, « c’est dans l’homme qu’il faut libérer la vie puisque l’homme lui-même est une manière de l’emprisonner » (2). Il s’agit de digérer les contraintes de la vie sociale et de faire proliférer les vies singulières dans l’entreprise qui nous mobilise. Nous serions des demi-soldats, mais on résiste.

Sans doute, et pour le propos, s’ouvre ici une ligne de partage entre la spéculation philosophique et la vie en philosophe. La philosophie spéculative construit des grands appareils, des mégasystèmes d’interprétation du monde. Mais vivre sa vie « sur le chemin de la sagesse avec un brin de folie, sans faire de bruit ni écrire de livres », ce n’est plus, selon le mot de Marx, « interpréter le monde mais le changer (3), pour soi et avec les autres. C’est de la vie pratique, pas de la spéculation théorique ».

M’enfin?!

Si la pop philosophie appréhende des objets « popu », tel Gaston Lagaffe, dans ses processus d’humanisation/poétisation de son lieu de travail, elle se transforme dans le même mouvement, elle laisse passer des intensités, elle fait trembler les concepts et délaisse cette attitude méprisante de la classe moyenne ou supérieure cultivée pour ce qui tisse les répétitions de la vie quotidienne des gens modestes. On passe de la Sorbonne à bobonne, mais on y gagne à coup sûr. C’est plutôt la philosophie savante qui est saisie par son objet gastounesque que l’objet Gaston saisi par elle. « Pop philosophie » fait dès lors signe vers une sortie des attitudes compassées et des ascèses figées: le courant passe, la réflexion philosophique se laisse hybrider hors des auditoires et des cabinets, par des Zoulous incontrôlables par le concept, mais diablement inventifs. Gaston invente des fusils lance-carotte et transforme les purgeurs de radiateurs en cafetières: un autre monde est possible; la vie pas très sage et la pensée affolée se réconcilient dans l’invention pratique de dispositifs pour respiration existentielle assistée.

Cet inventeur de possibilités de vie nous donne ce que la spéculation philosophique ne pourra jamais nous donner: l’exploration concrète de situations concrètes avec des solutions qui le sont tout autant.

Il faut se méfier de l’arraisonnement du chemin philosophique par les académiques: philosopher dans la vie ne consiste pas à ingurgiter ni à régurgiter les résumés de ces grands empires d’idées. Philosopher, c’est vivre d’une certaine manière qui n’est pas celle du marchand ou du commissaire politique. Soit Gaston. Cet inventeur de possibilités de vie nous donne ce que la spéculation philosophique ne pourra jamais nous donner, à savoir l’exploration concrète de situations concrètes avec des solutions qui le sont tout autant: un guide de survie dans la bêtise et la domination, un créateur de chemins. Le philosophe pratique est poète et médecin, il fabrique des propositions de sens qui se jettent dans les cases de Franquin puis élabore des contrepoisons. Gaston Lagaffe est un personnage conceptuel, fait de sensations, d’expériences concrètes et de concepts qui les comprennent et les éclairent, fécondation réciproque. Car l’entreprise Dupuis en veut à la vie de Gaston.

« Quand le pouvoir devient biopouvoir, la résistance devient pouvoir de la vie » (4)

Re-stare, rester debout (5): la résistance, ici, est invention artistique de soi et de son monde, elle s’oppose aux impositions routinières, au ravalement de notre singularité, au rabotage de nos capacités expressives, résistance à l’infinie variété des dominations. Certains font le gros dos et attendent que ça passe même si ça ne passera jamais, d’autres ripostent en intoxiquant les dominants, mais Gaston résiste en artiste, en ouvreur de pistes, en créateur de perspectives.

Dans chaque femme ou homme empreint de sagesse, se réveille chaque jour ou presque un Gaston clandestin, un être qui n’a pas renoncé à sa part créative.

Certes, dans les faits, Gaston B.D. serait une mauvaise figure de la résistance. Un Gaston dans la vie professionnelle recevrait son C4 dès la fin de sa première matinée non laborieuse. Mais ce qu’il nous apprend par le jeu de la fiction est essentiel: même au sein de l’univers des dominants, nous pouvons interpréter notre monde et le transformer, poétiquement et pratiquement. Dans chaque femme ou homme empreint de sagesse, se réveille chaque jour ou presque un Gaston clandestin, un être qui n’a pas renoncé à sa part créative.

Certes, à la différence de notre héros, le monsieur (ou la madame) « pop » se cache, se dissimule, investit davantage le rêve que l’espace, il crée un ailleurs timide à moitié clandestin où peuvent s’inviter ses amis et ses collègues. Oui, certes, nous sommes dominés par les chefs et les sous-chefs, la discipline absurde et la bêtise réitérative se sont saisies du processus de travail pour produire des injonctions dépourvues de sens mais non de bénéfices. Nous sommes séparés de ce que nous pouvons. Le travail se confond pratiquement avec la discipline. L’organisation pyramidale et autoritaire produit des effets de zombie: privatisation des bénéfices monétaires et externalisation des dégâts existentiels; certains ne résistent plus, sont broyés et la sécurité sociale est chargée de bricoler des survies à coup de médocs pour ceux que l’intensification des processus de schlague a désespéré du monde. Sans doute que Gaston nous apprend à vivre au-delà du fouet, ailleurs, hors champ dans la survie vers la mieux vie, il nous invite à instaurer un monde à soi, avec le bricolage, l’invention de minidispositifs, la connexion avec les animaux, l’irruption du rêve, l’instauration de miniterritoires temporaires et de replis utérins gagnés sur la rationalité entrepreneuriale surtout si elle revêt les oripeaux de l’adjudant gueulard.

Une entreprise nommée désir

Certains diront, en mariant Gaston avec le Bartleby de Melville, Le brave soldat Chveik de Hasek ou l’Antigone de Sophocle, que ces héros en restent à la résistance individuelle, que ces trajets n’apportent rien à l’action collective. Est-ce bien là l’éclairage donné par ces inventeurs? Est-ce que Gaston n’invente pas d’autres relations au monde avec ceux qui le peuplent? Ces bricoleurs d’un nouveau monde travaillent sur un autre registre que l’action syndicale, en montrant ce que pourrait devenir une entreprise qui soit l’affaire de tous. Certes, chacun n’y consentirait pas les mêmes efforts, ni ne brancherait la même intensité désirante, mais l’univers de Gaston est une tentative de faire coexister dans le même espace/temps la créativité artistique et la rationalité entrepreneuriale; Messieurs Dupuis et Boulier et pas davantage Prunelle n’ont eu sa peau et la création continue. Au contraire de ce que pourrait donner un marxisme réducteur, l’entreprise n’est pas que le lieu d’opposition entre le capital et le travail, mais un lieu d’affrontement et de frottements entre désirs différents et divergents: désirs d’entreprendre, désirs d’accumuler et de profiter, désir de construire son monde avec les autres et d’y conférer du sens, de la passion et de la compassion, de l’humour et de l’invention.

Dès lors, avec Franquin, Spinoza et Deleuze, la philosophie se fait «pop» quand elle en vient inhaler les bruits du monde, quand, modeste, elle écoute à sa manière ceux qui vivent, souffrent et désirent. Mais ceux-ci sont premiers et la pop-philosophie, en l’occurrence, est seconde.

 


(1) Frédéric Nietzsche, Fragments posthumes. Été 1884 – printemps 1885, Paris, Gallimard, «Œuvres philosophiques complètes», XI, 1997.

(2) Gilles Deleuze, Foucault, Paris, Minuit, 2004, p. 98.

(3) « Jusqu’à maintenant, les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde, il s’agit maintenant qu’ils le changent. » Karl Marx, ARX, onzième des Thèses sur Feuerbach écrites en 1845.

(4) Gilles Deleuze, Foucault, op. cit., p. 98.

(5) Les résistances qui durent n’apprécient guère des slogans souvent peu appliqués, du type «Mieux vaut mourir debout que vivre à genoux». La résistance est plus simple, mieux vaut vivre sa vie que mourir trop tôt pour les idées des guides géniaux.