Espace de libertés – Février 2017

Au Congo, la liberté de conscience reste muselée


Dossier
Accalmie passagère ou promesse d’un changement politique important? Le 31 décembre, un accord est intervenu au Congo sous l’égide de la Conférence épiscopale nationale. Pouvoir et opposition vont cogérer le pays durant une période de transition qui s’achèvera théoriquement à la fin de 2017 avec l’élection d’un nouveau président.

C’est dans ce contexte que nous avons demandé à Dismas Kitenge, professeur à l’Université de Kisangani, membre de la Fédération internationale des droits de l’homme et vice-président de Lotus, une ONG de défense des droits de l’homme basée à Kisangani, de faire l’état des lieux de la liberté de conscience et d’expression en RDC. Un terrain miné par le pouvoir, mais aussi par certaines Églises.

Espace de Libertés: Où en est la liberté de conscience et d’expression en RDC?

Dismas Kitenge: La liberté de conscience et d’expression est garantie par la Constitution et les instruments internationaux que la République démocratique du Congo a ratifiés. Mais elle a du mal à être respectée. Surtout depuis deux ans, depuis que la perspective des élections s’est imposée. Plusieurs éléments expliquent cela. D’abord, les policiers, l’armée et les agents de l’administration judiciaire ne résistent pas au pouvoir et à ses ordres. Ils donnent tort à ceux qui s’opposent à la dictature. Nous avons approché plusieurs juges et magistrats qui ont rendu des jugements iniques sur ordre du pouvoir et qui regrettent aujourd’hui d’avoir envoyé des gens en prison. La liberté de conscience et d’expression souffre aussi des mesures mises en place pour restreindre la marge de manœuvre médiatique. Ainsi, des ONG n’ont pas accès aux médias publics, alors que ceux-ci sont financés par le Trésor.

La liberté de conscience et d’expression fait aussi les frais de la présence d’Églises qui contribuent à l’imposition d’une pensée unique. Comment ce processus s’établit-il?

C’est surtout vrai depuis dix ou vingt ans, avec l’apparition des Églises du réveil – des unions d’Églises chrétiennes évangéliques nées du pentecôtisme. La plupart sont soutenues politiquement et financièrement par le pouvoir. Son but est de détourner à travers elles la population des vrais problèmes politiques et économiques que connaît le pays. Ces Églises sont instrumentalisées. Quand la tension politique est là, elles ont pour tâche d’encadrer et de calmer les esprits. Cette mainmise ne se limite toutefois pas aux pasteurs. Un militant politique doit parfois suivre le chef de son parti jusque dans la religion. Il y est obligé s’il veut garder ses privilèges.

Comment les pasteurs des Églises du réveil s’y prennent-ils pour faire passer le message du pouvoir?

Les pasteurs ont plusieurs arguments. Ils affirment que ce qui est à César appartient à César. Autrement dit, ils font une différence nette entre le temporel et le spirituel. Ce qui aboutit à imposer aux fidèles l’idée qu’ils ne peuvent pas se mêler de politique. Ensuite, ils affirment que seul Dieu peut changer la politique et cela quand il le jugera bon. Enfin, si les hommes politiques peuvent faire le mal, se conduire en dictateurs, certains pasteurs prétendent qu’il faut malgré tout les aimer. Dieu fera le reste, notamment à travers la mort. Dieu seul opérera.

Vous évoquez le carcan construit par les Églises du réveil autour des fidèles. Mais qu’en est-il de l’Église catholique? Sa dimension « coloniale«  a souvent été critiquée…

© Suzy CohenGlobalement, les évêques et les prêtres catholiques sont engagés socialement et politiquement en faveur du respect de la population. Ils sont du côté de la liberté d’expression, même si certains se laissent corrompre par le pouvoir. Il s’agit d’une minorité qui recommande au peuple l’endurance face aux souffrances qu’il endure. Ils lui demandent de laisser à Dieu le temps d’agir, ils prétendent que les hommes politiques sont nos frères. Mais ils ne sont qu’une minorité et ils doivent de surcroît faire face aux nombreux jeunes qui les remettent en cause. Quant à la dimension coloniale, les Églises catholique, protestante ou kimbanguiste en sont aujourd’hui globalement protégées. Ces problèmes ne se posent plus de manière visible, car on a assisté à la forte émergence de pasteurs autochtones. Il n’y a plus d’évêques occidentaux, et 70 à 80 % des prêtres sont congolais.

N’y a-t-il pas malgré tout un risque que la médiation des évêques effectuée dans le cadre de la transition ne soit perçue comme une manœuvre de l’Occident?

Quand les évêques se sont rendus à Rome, il y a eu quelques détracteurs dans l’entourage du président Kabila pour dire qu’ils prenaient leurs ordres chez le pape. Mais ils étaient peu nombreux. Même au sein des Églises du réveil, certains se placent aux côtés de l’Église catholique dès lors qu’elle recherche la paix. Ces voix évitent toutefois de se faire entendre publiquement.

Jusqu’ici, la République démocratique du Congo échappe à l’émergence massive d’un islamisme radical. Faut-il craindre que cela ne change à terme?

Nous ne connaissons pas une telle radicalisation parmi la communauté musulmane. Toutefois, dans le Nord-Kivu, l’ADF-Nalu (1) a tenté d’assimiler le culte musulman à un mouvement de radicalisation. Mais la plupart des membres de l’ADF-Nalu sont des étrangers. Il existe en face, dans la société civile, un courant fort pour lequel la violence ne peut être assimilée à un mouvement religieux. Heureusement, les musulmans congolais ont également refusé publiquement cette appropriation et l’incitation faite aux jeunes de prendre les armes. Mais le danger existe, on ne peut pas le nier.

Il faut  un régime démocratique qui respecte les droits humains, lesquels reposent sur la liberté de conscience et d’expression.

Que faire pour briser les chaînes de la liberté de conscience et d’expression au Congo?

Au niveau de la loi, il n’y a rien à modifier. La Constitution congolaise est claire à ce sujet. C’est son application qui pose problème. Il faut donc un régime démocratique qui respecte les droits humains, lesquels reposent sur la liberté de conscience et d’expression. Ce qui implique la présence de dirigeants qui respectent et incarnent la liberté démocratique, qui disposent d’une autonomie financière et organisationnelle. Mais aussi que la population bénéficie d’un minimum de vie économique. Qu’une justice réellement indépendante puisse réguler les rapports entre le politique et les Églises. Enfin, ces dernières doivent avoir des moyens pour fonctionner efficacement sinon elles seront toujours manipulées.

L’accord du 31 décembre est-il une bonne nouvelle s’agissant de l’exercice des libertés qui nous occupent?

La ruse politique n’est pas révolue. L’accord du 31 décembre ne permet pas de dire qu’on est sorti de la crise. D’abord, la majorité présidentielle l’a signé sous réserves. Mais de quelles réserves s’agit-il? On n’en sait rien. Nous ne croyons pas à la sincérité des acteurs. Rien ne promet que cet accord sera respecté. Par ailleurs, quid du timing? Au vu de la préparation des élections, rien ne permet d’assurer qu’elles auront bien eu lieu avant fin 2017 et que le départ de Kabila suivra. Tout cela est fantaisiste. Par ailleurs, le calendrier ne tient pas compte des moyens financiers et politiques. Le budget électoral se monte à un milliard de dollars. Or, il ne sera pas connu avant au moins la session parlementaire de mars/avril. Comment dès lors organiser des élections en décembre? L’opposition s’est laissé prendre au piège. L’accord ne sera pas respecté à la lettre et Joseph Kabila ne partira pas avant 2018. Son camp a très bien joué. Dans l’année qui vient, Kabila pourra donc continuer à violer les droits humains sans rencontrer d’opposition. La société civile est pour sa part affaiblie par la répression. La liberté de conscience et d’expression ne sera pas respectée s’il n’y a pas de changements, s’il n’y a pas un soutien de la communauté internationale.

 


(1) Les Allied Democratic Forces (ADF ou ADF-Nalu), en français « Forces démocratiques alliées », sont un groupe armé ougandais essentiellement composé d’islamistes.