Espace de libertés – Février 2017

Dossier
Les « déjeûneurs » marocains – ceux qui, au pays du couchant lointain, refusent de pratiquer le jeûne imposé par le ramadan au nom de la liberté de conscience – ont été déclarés hors-la-loi: hors loi des hommes ou hors loi de Dieu?

La « majorité écrasante » des Marocains pense qu’il faut respecter les valeurs coraniques et donc pratiquer le jeûne, quatrième pilier de l’Islam. Ce qui devrait être un acte personnel, l’observation du jeûne vs sa non-observation, s’invite dans les sphères publique et politique pour être présenté comme la transgression d’une norme religieuse. Or, c’est bien la liberté de conscience qui passe à la trappe. Au Maroc, le jeûne est une pratique religieuse sacrée que les gouvernants n’hésitent pas à instrumentaliser à des fins politiques. La religion d’État est l’islam, ce qui annihile le droit à l’autodétermination de chacun et est donc contraire aux libertés fondamentales et à la Constitution marocaine qui garantit la liberté de culte.

Quand en terre marocaine, la pratique du ramadan ne fait pas l’unanimité

Pourtant « fait social total », des citoyens choisissent de braver cette obligation au nom de la liberté de conscience et ce, au risque de s’exposer à la pression sociale et aux sanctions judiciaires. C’est le cas du Mouvement alternatif pour les libertés individuelles (MALI), créé au Maroc en 2009 par Zineb El Rhazoui et Ibtissam Lachgar. Le MALI demande la suppression de l’article 222 (voir infra) instauré par le maréchal Lyautey à l’époque coloniale et lutte pour les libertés individuelles. Considérant que l’observation du jeûne est « un choix personnel », le 13 septembre 2009, en plein mois de ramadan, le MALI lançait un appel pour l’organisation d’un pique-nique en journée dans la forêt de Mohammedia, ville côtière située entre Rabat et Casablanca. Cette action coup de poing avait comme double objectif de dénoncer la pression sociale et les poursuites pénales auxquelles font face les fattara (1) et de susciter un débat public. Une initiative vivement critiquée et récupérée à des fins politiques par le roi Mohamed VI et les partis politiques dits « islamistes » et nationalistes (2). Empêchée par la police, cette manifestation a eu le mérite de soulever la question au sein de la classe politique et de mobiliser des jeunes militants: en 2010, le groupe Marocains pour le droit de ne pas jeûner pendant ramadan voyait le jour, suivi en 2012-2013 par le mouvement Massayminch (Nous ne jeûnons pas) et en 2014 d’un « collectif d’associations marocaines » (3) qui revendiquait la protection des déjeûneurs du ramadan et la liberté de conscience.

L’article 222, toute une histoire!

L’article 222 punit d’un à six mois de prison et d’une amende de 200 à 500 dirhams quiconque qui « notoirement connu pour son appartenance à la religion musulmane rompt ostensiblement le jeûne dans un lieu public pendant le temps du ramadan, sans motif admis par cette religion ». Rappelons que l’article 222 est contraire aux conventions internationales dont l’article 18 du Pacte international des droits civils et politiques, alors ratifié par le Maroc et qui prévoit que « la liberté de religion implique la possibilité de choisir la religion de son choix et de la manifester, tant en public qu’en privé« .

L’histoire nous apprend que ce sont des magistrats français, restés au Maroc après l’indépendance, qui ont, en 1962, rédigé le Code pénal marocain. Ce dernier, influencé par le droit français, est « en quelque sorte le petit cousin du Code pénal français de 1810″, déclare Michèle Zirari, spécialiste en droit pénal marocain et militante pour les droits humains qui a connu Adolf Ruolt, un des rédacteurs du Code pénal. Juriste, elle affirme que « les magistrats français ont rajouté quelques infractions spécifiques pour que le code soit vraiment marocain, à l’instar de la rupture publique du jeûne ou encore des relations sexuelles hors mariage ». D’après les annotations de Ruolt, « l’article 222 vise à réprimer une infraction grave aux prescriptions de la religion musulmane qui peut être l’occasion de désordre sérieux en raison de l’indignation qu’elle est susceptible de soulever dans le public ». Notons qu’en 1961, Hassan II monte sur le trône, ce qui vient renforcer la place de l’islam comme pilier de la monarchie. Michèle Zirari ajoute: « À l’époque, les gens rompaient le jeûne en public. Il y avait encore beaucoup d’étrangers au Maroc et les cafés et restaurants étaient ouverts pendant le ramadan. Les premières arrestations ont eu lieu vers 1965-1966 et au début, ça étonnait tout le monde. » Enfin, les termes « notoirement » et « ostensiblement » sont trop vagues: comment pourrait-on distinguer un Marocain musulman d’un autre qui ne l’est pas?

L’arbre qui cache la forêt

Ce phénomène des déjeûners pose toute la question des libertés individuelles au Maroc; un pays conservateur où les normes religieuses continuent de « faire leur loi ». Mais, Khadija Ryadi (4) rejette l’hypothèse selon laquelle la société marocaine ne se serait pas prête pour accueillir un tel changement: « Ce n’est pas une question de mentalité mais de valeurs diffusées par l’État. » En effet, tout comme Michèle Zirari, Khadija Ryadi rappelle que dans les années 1970-1980, sur les campus universitaires, les étudiants mangeaient et fumaient ouvertement durant le mois de ramadan sans que cela ne pose problème. Depuis, d’après l’ancienne présidente de l’AMDH, on est face à une montée croissante du repli identitaire sciemment façonné et guidé par le pouvoir en place. Les canaux de diffusion des voix libres ont diminué car l’État a pris un certain nombre de mesures allant vers un renforcement du conservatisme, telles que l’affaiblissement de la gauche et du mouvement laïque, la suppression de la philosophie à l’université et l’encouragement des écoles coraniques. Dans le débat sur l’ouverture ou la fermeture de la société marocaine en matière de mentalités et de mœurs, ce sont des politiques qui instrumentalisent la religion dans un contexte régional et international (terrorisme, radicalisme, mouvements sociaux, etc.) favorable à la limitation des droits des Marocains, à l’application de verrous sécuritaires et à la montée en puissance des courants conservateurs. Par exemple, la réforme du Code pénal marocain de 2015 n’a pas profité à l’article 222: Mustapha Ramid, alors ministre de la Justice et membre du Parti de la justice et du développement (formation à référentiel islamiste actuellement au pouvoir), considérait que sa suppression irait à l’encontre des valeurs de la société et de l’islamité du Maroc. En cela, les déjeûneurs sont soumis à la loi des hommes.

Force est de constater que le phénomène des déjeûneurs est un énième exemple qui cache en réalité un déficit énorme de tolérance et l’inadéquation des textes de loi et, plus globalement, des traditions et du conservatisme, avec une société dont les mœurs et les idées se confrontent à une mondialisation galopante. La jeunesse marocaine exprime des besoins flagrants d’émancipation que le pouvoir et les franges conservatrices ne pourront pas faire taire éternellement. Il y a à peine 10 ans, au Maroc, on n’osait pas parler de l’homosexualité, des relations extraconjugales ou encore de la question du droit des femmes à l’héritage. Les débats permettent donc des avancées et libèrent la parole; en soi c’est déjà un objectif atteint qui récompense un long combat. Reste qu’en la matière, les déjeûneurs ont encore bien du pain sur la planche.

 


(1) Cette expression vient du verbe fatar qui signifie « déjeuner  » en ara­be, les personnes ainsi désignées étant celles qui dé-jeûnent, c’est-à-dire qui rompent volontairement le jeûne.

(2) « Maroc: Le gou­vernement doit mettre fin aux actions de la police contre un groupe accusé de vouloir rompre le jeûne du Ramadan », mis en ligne le 19 septembre 2009, sur https://www.hrw.org.

(3) Soufiane Sbiti, « Un collectif demande la pro­tection des dé-­jeûneurs du ramadan », mis en ligne 24 juin 2014, sur http://telquel.ma.

(4) Ancienne présidente de l’Association marocaine des droits humains (AMDH) et récipiendaire en 2013 du prix des Nations unies pour la cause des droits de l’homme.