La liberté d’expression n’est pas un concept simple. Elle ne peut être réduite à ce que le droit interdit et ne peut être isolée de la liberté d’expression au sens large ni des libertés des croyants. L’International Humanist and Ethical Union (1) (IHEU) vient de publier son rapport mondial sur ce sujet toujours plus chaud. Coup de projecteur.
Le Freedom of Thought Report (Rapport sur la liberté de pensée) publié par l’IHEU fait le point sur les discriminations et persécutions à l’encontre des non-croyants dans le monde. Par « non-croyants », il faut entendre les personnes susceptibles de se décrire comme laïques, athées, agnostiques ou indifférentes. Deux droits étroitement liés sont au cœur de ce rapport: le droit à la liberté de pensée, de conscience, de religion ou de croyance (qui inclut la liberté d’être non-croyant) et le droit à la liberté d’expression (qui inclut le droit de s’afficher clairement comme non-croyant).
Lois sur le blasphème et sur l’apostasie
Les lois sur le blasphème sont très diverses. Souvent, elles n’utilisent pas du tout les termes « blasphème » ou « insulte blasphématoire » mais parlent de « diffamation contre la religion » ou d’ « offense aux sentiments religieux », par exemple. Les non-croyants n’en sont pas les seules victimes: les minorités religieuses en font aussi souvent les frais.
D’un point de vue général, il faut distinguer deux catégories de personnes accusées de « blasphème ». La première cible est constituée de citoyens ordinaires surpris dans leurs occupations quotidiennes. La plupart, notamment au Pakistan, sont des personnes accusées de « profaner le Coran » ou d’ « insulter le Prophète » sans qu’aucune preuve ne vienne jamais étayer ces accusations. Très souvent, il s’avère que l’accusateur tente en réalité de se débarrasser de quelqu’un qu’il n’aime pas, par exemple un concurrent commercial ou un membre indésirable de la famille. Ou, plus simplement, de nuire à une minorité religieuse locale. Il existe d’ailleurs d’étroits parallèles entre les accusations de « blasphème » et de « sorcellerie ».
La deuxième cible est constituée par des écrivains, dessinateurs de presse, politiques ou militants. Par exemple, citons l’auteur d’écrits sur la façon dont la religion est utilisée pour opprimer les pauvres dans certaines parties de l’Égypte ou l’auteur d’une caricature de Daech publiée dans un journal indonésien… Parfois, ces militants ont critiqué spécifiquement le contenu de livres sacrés ou les déclarations de dirigeants religieux – et ils ont parfaitement le droit de le faire. Dans d’autres cas, les accusés sont simplement des non-croyants ou des membres d’une religion considérée comme suspecte ou « hérétique » aux yeux de l’accusateur. Là où existent des lois réprimant le blasphème, des personnes sont traînées devant les tribunaux et passibles d’amendes, voire de peines d’emprisonnement. Pire encore, elles peuvent être recherchées par des extrémistes et être assassinées en pleine rue.
Cinq pays punissent de mort le blasphème: l’Afghanistan, l’Arabie saoudite, l’Iran, le Nigeria et le Pakistan. Dans 43 autres, c’est un crime punissable d’emprisonnement. La plupart sont des États islamiques ou à prédominance musulmane. Cependant, des pays comme le Danemark et l’Allemagne conservent ridiculement dans leur droit des délits s’apparentant au blasphème et passibles, en principe, de peines de prison. Enfin, dans 26 autres pays, le blasphème est sanctionné par une amende, par exemple.
Les lois contre l’apostasie (quitter sa religion ou se convertir) limitent évidemment la liberté d’expression puisque tout ce qui pourrait constituer un acte d’apostasie devient dangereux. Au moins 19 pays interdisent l’apostasie et au moins 12 d’entre eux punissent celle-ci d’une peine de mort, parfois clairement prévue au Code pénal ou parce que les tribunaux appliquant la charia sont formellement habilités à prononcer de telles peines. Ces pays sont l’Afghanistan, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, l’Iran, le Nigeria, la Malaisie, les Maldives, la Mauritanie, le Qatar, la Somalie, le Soudan et le Yémen.
L’humanisme (2) sur la place publique
Lorsqu’un tenant de la laïcité défend ses idées, il n’est pas pour autant irrévérencieux envers une religion spécifique. Toutefois, sa vision du monde peut être une motivation importante et peut être de ce fait considérée comme intrinsèquement non religieuse. C’est pourquoi le rapport examine quelques aspects plus larges de la liberté d’expression.
Dans 103 pays sur 196, il est problématique, difficile ou extrêmement difficile d’exprimer certaines valeurs humanistes.
Les critères tentent d’établir si l’expression de principes humanistes fondamentaux sur la démocratie, sur la liberté et sur les droits de l’homme est réprimée. Le constat est le suivant: au moins 19 pays « répriment brutalement » l’expression de valeurs humanistes. Quarante autres pays imposent des restrictions « sévères« , tandis que 44 autres appliquent des restrictions moins sévères. En conséquence, dans 103 pays sur 196, il est problématique, difficile ou extrêmement difficile d’exprimer certaines valeurs humanistes.
Liberté d’expression dans la société
Le Freedom of Thought Report étudie surtout la discrimination en droit. Les discriminations sociales sont plus difficiles à mesurer mais un effort est mené pour en tenir compte également. Le constat est posé qu’il existe un système d’impunité ou de collusion en matière de violence de la part d’acteurs non gouvernementaux contre les non-croyants dans au moins 6 pays: le Bangladesh, les Émirats arabes unis, l’Égypte, l’Irak, la Mauritanie et le Pakistan. Dans 13 pays, des personnalités du gouvernement ou d’organismes d’État se livrent ouvertement à de la marginalisation, du harcèlement, des incitations à la haine ou à la violence à l’égard des non-croyants.
Le rapport inclut aussi des témoignages de non-croyants sur leur vécu dans leur pays. Ces témoignages sont plus révélateurs que des données brutes car ils donnent une idée réelle de la vie dans des lieux où le simple fait de se déclarer non-croyant peut attirer l’ostracisme, voire des poursuites pour apostasie.
Au Bangladesh, par exemple, plusieurs écrivains, blogueurs et militants non-croyants ont été tués. Après l’assassinat d’Ahmed Rajib Haider en février 2013, le gouvernement a plié devant les pressions des partis politiques islamistes et des voix radicales appelant à l’arrestation des « blogueurs athées ». Un blogueur, qui a survécu à une attaque à la machette, Asif Mohiuddin, a été lui-même traîné devant les tribunaux et emprisonné pour « offense au sentiment religieux« . Au lieu de faire face aux terroristes, les autorités ont souvent légitimé la plainte de ceux-ci contre les blogueurs et, dans les années suivantes, plusieurs autres blogueurs – le plus connu étant Avijit Roy, tué en février 2015 – ont été fauchés dans des circonstances quasi identiques.
Perspectives
Documenter ces violations constitue une première étape vers leur élimination. L’IHEU poursuivra son travail et continuera à soutenir les militants qui tentent de faire adopter des réformes fondamentales dans le monde.
À court terme, les perspectives sont très préoccupantes. Il existe souvent un parallèle entre les divers mouvements populistes qui se développent dans le monde et l’autoritarisme religieux. Cette situation risque fort de créer (ou de recréer) de nouvelles restrictions à la liberté d’expression. Depuis que nous avons commencé à compiler ces rapports annuels, nous avons constaté une nette hausse des attaques et persécutions contre les non-croyants, principalement dans les États islamiques.
Sur le long terme, toutefois, il est possible que l’augmentation des cas d’intolérance s’explique partiellement par le fait que les non-croyants sont de plus en plus souvent prêts à déclarer ouvertement leurs opinions. La mondialisation de la culture par l’Internet et la diffusion d’idées libérales qui en découle ont transmis de nouvelles idées dans le monde. Mais cette évolution peut s’essouffler et nous ne pouvons donc pas baisser la garde. Néanmoins, la tendance à long terme indique une réduction de la pauvreté, une amélioration de l’éducation, de l’égalité et de la liberté d’expression.
(1) Union internationale humaniste et éthique.
(2) Le mot « humanisme » est ici à comprendre comme une traduction directe du mot humanism utilisé en langue anglaise pour signifier « laïcité ».