Espace de libertés – Février 2017

URSS-Russie: heurts et malheurs de la liberté religieuse


Dossier
La Russie est l’un des rares pays au monde à avoir expérimenté pendant plusieurs dizaines d’années une tentative systématique d’éradication de la religion et, ce, au nom d’une conception politique qui avait fait de la laïcité l’un de ses piliers.

Dès la constitution de 1918, en effet, les bolcheviks édictent la séparation de l’Église et de l’État. Mais si ce texte, très libéral, consacre la liberté d’expression, il précise également que tout ce qui a trait à la religion doit rester cantonné à la sphère privée. De même, s’il établit le suffrage universel, il établit aussi que les religieux en sont exclus. Enfin, le plus douloureux est bien entendu la confiscation de tous les biens ecclésiastiques.

Le changement est violent. Car, sous le tsarisme, l’Église orthodoxe russe jouissait d’une place exorbitante. L’État la dotait généreusement, n’hésitait pas à décréter des conversions de masse forcées en sa faveur et se livrait régulièrement à des persécutions contre les membres d’autres confessions (protestants dans les pays baltes, musulmans dans les régions méridionales de l’empire, juifs dans la « zone de résidence »). Le tsar était le chef séculier de l’Église et il en nommait les principaux dirigeants.

En 1923, la nouvelle constitution soviétique durcit les dispositions antérieures. L’anticléricalisme est encouragé. Une puissante organisation appelée la « Ligue des sans-Dieu » se crée. Constituée surtout de membres du Parti ou des Komsomol (1), elle a pour but de combattre la religion et d’inculquer l’idéal scientifique à la population. Confortée dans son action par le comité central du Parti communiste d’URSS, la Ligue élabore en 1929 un plan quinquennal qui vise à éradiquer la religion. L’activisme anticlérical s’accompagne d’exactions contre des personnes et des biens et atteindra son apogée dans les années 1930. Au même moment, la collectivisation des terres et la « dékoulakisation » (2) battent leur plein, des famines inouïes (holodomor (3)) ravagent notamment l’Ukraine. Enfin, la période des purges connue sous le nom de « Grande terreur » va encore aggraver la situation.

La « Grande Guerre patriotique » sauve l’Église

En 1941, l’attaque nazie contre l’URSS va entraîner un coup d’arrêt de cette politique. L’Armée rouge recule partout, Staline a un moment de doute. Tout ce qui peut être utile à la défense militaire, économique et morale de l’URSS va alors être mis au service de l’effort de guerre. Et, donc, les religions aussi. Des lieux de culte rouvrent leurs portes, l’attitude des autorités se fait plus souple. En 1943 est créé un Conseil des Affaires religieuses, sorte de ministère des Cultes qui ne dit pas son nom. Mais la méfiance tatillonne des autorités ne va pas pour autant disparaître totalement et, dans l’immédiat après-guerre, elle continuera au rythme des péripéties intérieures de l’URSS et des heurts de la Guerre froide.

Dans les années soixante et septante, la répression s’accentue à nouveau. Mais en 1977, une nouvelle constitution se montre plus coulante. Elle précise notamment que la liberté de conscience est garantie, de même que le libre exercice du culte. De plus, toute incitation à l’hostilité et à la haine pour fait de croyance religieuse est interdite (art. 52).

Avec la chute de l’URSS, la situation ne change pas: la nouvelle constitution de la Fédération de Russie de 1993 consacre à son tour la laïcité de l’État, interdit l’instauration d’une « religion d’État ou obligatoire » et précise que toutes les religions restent séparées de l’État et égales devant la loi (art. 14).

Russie nouvelle, recettes anciennes

L’irruption tonitruante de missionnaires évangéliques américains comme celle de Billy Graham en 1993 à Moscou donne cependant des poussées d’urticaire au clergé orthodoxe russe. Dès 1997, Boris Eltsine édicte une loi qui balise les activités religieuses. Tout en réaffirmant la liberté religieuse et la laïcité de l’État, ce texte reconnaît « le rôle spécial de l’orthodoxie » et exprime son « respect » pour le judaïsme, l’islam et le bouddhisme en tant que confessions historiquement présentes en Russie. Par contre, les nouveaux groupes doivent observer une période de probation de 15 ans durant laquelle leur est interdite toute activité publique.

En 2012, l’affaire des Pussy Riot (4) prouve que l’État russe est prêt à aller très loin pour protéger son Église. Poursuivies pour « hooliganisme » et « incitation à la haine religieuse », les jeunes femmes sont condamnées à deux ans de camp de travail en Sibérie. Cela sonne comme un coup de semonce: l’État ne plaisante pas avec la religion orthodoxe qui a un rôle majeur à jouer dans le grand projet du Kremlin. Un projet de reconquête de la grandeur de la Russie qui passe par la réactualisation de sa vocation impériale, la réaffirmation de la toute-puissance de l’État mais aussi par un « retour à l’ordre moral » qui inclut un messianisme religieux. Au moment le plus fort de cette affaire, Poutine caressera d’ailleurs l’idée que le principe de la séparation de l’Église et de l’État devrait être abandonné.

De fait, et même si des nuances importantes existent en son sein, l’Église orthodoxe russe se sent actuellement pousser des ailes. Les monastères sont pleins, les églises connaissent un taux de fréquentation inédit depuis plus d’un siècle. Chaque jour se construisent de nouveaux lieux de culte et l’institution récupère les biens immobiliers confisqués naguère par les Soviétiques, comme le montre encore tout récemment l’annonce de la réouverture au culte de la cathédrale Saint-Isaac, à Saint-Pétersbourg.

Mais ce retour en grâce de la religion n’est pas gratuit pour la société civile russe. Il s’accompagne en effet de projets très précis qui touchent directement à la vie de tous les jours et aux choix de vie personnels. C’est ainsi que l’Église appuie sans vergogne des forces conservatrices qui tentent, par exemple, de repénaliser l’avortement. Ou encore qui ont réussi tout récemment (5) à faire passer en première lecture à la Douma (6) un texte qui banalise les violences domestiques. Selon ce projet de loi, la violence familiale, y compris envers les enfants, ne serait plus un crime, mais une simple infraction passible d’une amende. Le tout au nom du « respect de la tradition familiale ». Vous avez dit incroyable?

 


(1) Organisation de la jeunesse communiste.

(2Koulak: appellation péjorative désignant un propriétaire terrien aisé.

(3) En ukrainien, « extermination par la faim ».

(4) Groupe de jeunes rockeuses qui avaient fait un happening mémorable dans la cathédrale du Christ-Sauveur à Moscou.

(5) 12 janvier 2017.

(6) Le Parlement russe.