Espace de libertés – Février 2017

L’accès à la justice, facteur de développement crucial… et méconnu


Libres ensemble

Avocats sans frontières: prix Henri La Fontaine 2016

L’accès à la justice est un droit fondamental, évoqué dans la Déclaration universelle des droits de l’homme. Il permet en principe à chaque citoyen de se faire entendre devant la justice et de faire valoir ses droits. C’est donc un élément crucial de l’état de droit.

Dans de nombreux pays qui sortent de périodes de conflit ou sont en transition, accéder à la justice est très difficile, voire impossible. De larges groupes de personnes, en particulier les plus vulnérables comme les femmes, les indigents ou les victimes de crimes internationaux, sont dans l’impossibilité de faire valoir leurs droits. Cette situation problématique trouve sa cause dans plusieurs facteurs dont la pauvreté, le fait que les populations ignorent souvent leurs droits, l’éloignement géographique des services juridiques ou encore le contexte d’impunité pour les auteurs de violations des droits humains.

Créée à Bruxelles en 1992 par des barreaux belges et étrangers, l’organisation non gouvernementale Avocats sans frontières (ASF) intervient dans ces contextes fragiles (1) qui se caractérisent notamment par des dysfonctionnements structurels des institutions de la justice. L’ONG de coopération au développement a pour objectif d’y promouvoir l’accès à la justice et de contribuer ainsi à une paix durable et à l’amélioration des conditions de vie des populations.

Cinq mois d’horreur pour Marcel

En République démocratique du Congo, malgré les réformes entreprises, le système de justice reste défaillant et les droits fondamentaux largement bafoués. À titre d’exemple, la situation en matière de détention préventive est particulièrement inquiétante. Huit détenus sur 10 sont incarcérés pendant de nombreuses semaines, voire des mois, avant d’être entendus par un juge, et ce, sans avoir accès à un avocat. Cette situation débouche sur une surpopulation carcérale avoisinant parfois les 400 % et des conditions de détention massivement contraires aux droits humains (23). Par ailleurs, les déficiences du système pénitentiaire renforcent un climat de violence dans les prisons où règne la loi du plus fort. « À l’arrivée (en prison), j’ai subi certaines menaces mais j’ai payé 100 dollars et on m’a laissé tranquille. Ma famille m’a aidé, m’a apporté des provisions, de l’argent. Sans ça, on ne sait pas tenir! » témoigne Marcel, qui a connu « 5 mois d’horreur » en détention préventive (4).

Face à ces violations, dans le cadre d’un projet de lutte contre les détentions provisoires massives financé par la Coopération au développement belge (2014-2016), ASF a travaillé avec plusieurs barreaux congolais pour que les détenus puissent faire valoir leurs droits et notamment comparaître rapidement devant un juge. L’action a eu un effet positif, entre autres sur les libérations. Mais pour le long terme, il faut organiser une meilleure assistance juridique et judiciaire, obtenir un engagement des autorités en faveur d’un système pénal conforme aux droits humains et s’assurer que les justiciables connaissent et comprennent leurs droits. Autant de chantiers sur lesquels les équipes d’ASF au Congo et leurs partenaires travaillent.

L’accès à la justice est essentiel pour tout citoyen à titre individuel mais également pour prévenir et traiter des conflits sociétaux.

Des régions victimes de marginalisation

Sidi Bouzid, une petite ville oubliée loin des côtes et de Tunis. C'est là qu'a débuté le "printemps arabe" tunisien au lendemain du suicide de Mohamed Bouazizi, le 17 décembre 2010.L’accès à la justice est essentiel pour tout citoyen à titre individuel mais également pour prévenir et traiter des conflits sociétaux importants. C’est le cas en Tunisie où les politiques étatiques de développement, combinées aux déficiences de gouvernance, ont notamment marginalisé des régions du centre du pays en faveur du littoral. C’est le cas du gouvernorat de Kasserine qui a subi une marginalisation systématique (5). Ses 430 000 habitants ont été exclus de services et droits les plus élémentaires. « Plus d’un travailleur sur quatre est au chômage. Il n’y a pas d’eau potable dans un foyer sur trois, et le taux d’analphabétisme est trois fois plus élevé qu’à Tunis », dénonce Alaa Talbi, le directeur du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), une organisation de la société civile tunisienne et partenaire d’ASF.

Cette marginalisation a renforcé le sentiment d’injustice et conduit les citoyens tunisiens à revendiquer le respect de leurs droits économiques et sociaux et une meilleure gouvernance. Pour Kasserine, le FTDES a déposé, avec l’appui d’ASF, un dossier visant à lui reconnaître le statut de « région-victime » (6) devant l’Instance de la vérité et dignité (IVD). Créée au lendemain de la révolution de 2011, cette instance est chargée du processus de justice transitionnelle et doit révéler les mécanismes, notamment de népotisme et corruption, qui ont mené à ces exclusions organisées. Son action est fondamentale car aujourd’hui encore, la fracture sociale est un facteur de tension en Tunisie, et les régions marginalisées doivent pouvoir se redresser.

Depuis l’action conjointe d’ASF et du FTDES en 2015, d’autres régions de Tunisie ont déposé des dossiers pour que leur soit reconnu le statut de région-victime. L’IVD n’a pas encore tranché.

Un bon avocat ne suffit pas

Pour rendre la justice plus accessible dans ses pays d’intervention, ASF renforce les capacités des avocats et des barreaux ainsi que des organisations ou des personnes qui travaillent dans le secteur de l’accès à la justice. En outre, ASF participe également à l’amélioration des lois et des politiques en matière d’accès à la justice.

Les justiciables eux-mêmes sont acteurs de changement.

Par ailleurs, « nous soutenons les liens entre avocats et autres acteurs: parajuristes, décideurs au niveau des communautés, ou encore services de soutien médico-social. C’est vital pour développer des mécanismes d’accès à la justice effectifs, durables et adaptés aux besoins des populations », explique Bruno Langhendries, expert Accès à la justice d’ASF.

Enfin, ASF développe des projets fondés sur le pouvoir d’agir du justiciable (legal empowerment). Bruno Langhendries poursuit: « Les justiciables eux-mêmes sont acteurs de changement. Pour un meilleur fonctionnement de la justice, et soutenus par les avocats et les organisations de la société civile, ils doivent pouvoir être en mesure d’agir et être considérés comme acteurs à part entière, afin de revendiquer leurs droits et contribuer à leur réalisation. »

À l’agenda international

L’importance du lien entre justice, paix et développement durable a été confirmée dans le cadre des Objectifs de développement durable approuvés par les Nations unies en septembre 2015. L’objectif 16 est spécifiquement dédié aux enjeux de la justice, en ce compris l’accès à la justice.

L’actualité récente dans des pays comme la République centrafricaine ou le Burundi rappelle à quel point l’accès à la justice et le respect de l’état de droit sont fondamentaux. « Les crimes et les marginalisations commis dans le passé doivent être traités. La justice doit être indépendante, impartiale et accessible, rendue dans le respect de la séparation des pouvoirs et des principes de bonne gouvernance », plaide Catherine Denis, spécialiste en justice pénale internationale et transitionnelle chez ASF. « Les citoyens doivent pouvoir avoir confiance dans les institutions de leur pays, et savoir que leurs droits seront respectés. C’est à cette condition que la paix, le développement et l’amélioration des conditions de vie seront réellement durables. »

 


(1) « Un État est fragile lorsque le gouvernement et les instances étatiques n’ont pas les moyens et/ou la volonté politique d’assurer la sécurité et la protection des citoyens, de gérer efficacement les affaires publiques et de lutter contre la pauvreté au sein de la population », principes pour l’engagement international dans les États fragiles et les situations précaires, OCDE, 2007.

(2) « Marchandisation du détenu en République démocratique du Congo », publication d’Avocats sans frontières, 2015.

(3) « Pour quoi détenir? Réalités de la détention des personnes en République démocratique du Congo », étude d’Avocats sans frontières, 2015.

(4) Voir le témoignage complet de Marcel dans le photo-reportage « Détention préventive. Histoires de vies »réalisé par Rosalie Colfs pour ASF (2016), sur www.rosaliecolfs.org.

(5) Le CAL, via sa web TV, s’était rendu sur place en 2011 et a consacré un reportage au projet de soutien à la citoyenneté « Femmes, montrez vos muscles! »intitulé « Les oubliées de Kasserine »(à revoir sur https://youtu.be/eJzEZ6T11Kg), NDLR.

(6) ASF et FTDES, « Demande relative à l’établissement du statut de “région-victime” de Kasserine », juin 2015.