Despentes, dit-elle, n’est pas une bombe. Son œuvre, oui. Avec ses trois comédiennes, Julie Nayer s’empare des beaux gros mots de «King Kong Théorie» (1) dans une adaptation théâtrale à l’esthétique pop-rock.
Langage oral et droit au but: Virginie Despentes écrit de manière à ce que personne ne puisse prétendre ne pas comprendre. Ou alors il faut le faire exprès. Sourde oreille et mauvaise foi: ce ne sont, hélas, pas les moindres de nos maux. En assénant des évidences que nous mettons chaque jour une énergie folle à faire passer dans les zones non conscientes de nos cerveaux, King Kong Théorie, l’essai qu’elle a fait paraître en 2006, continue de frapper juste. Pour celles qui croyaient que le féminisme n’était pas pour elles. Pour celles qui se croyaient au-dessus ou en dessous de ça. Pour celles qui se croyaient heureuses. Pour ceux qui croyaient que leur femme l’était. Cette petite voix qui, la nuit, susurre à la moitié de l’humanité que cette vie de compagne, de mère, d’»honnête travailleuse» est une petite mort, Virginie Despentes en fait un vacarme tonitruant, un écho qui ne s’éteint pas. «Ce sont les trois comédiennes qui sont venues me trouver avec ce livre que je ne connaissais pas, mais qui a fait écho à une immense colère. C’est un sacré boomerang», explique Julie Nayer, elle-même comédienne, qui en propose une nouvelle adaptation au théâtre. «C’est un texte sorti il y a 10 ans, mais qui est d’une immense actualité. Un appel à tout foutre en l’air – et à tout reconstruire – qui nous a aussi paru d’une grande urgence.»
Corps à corps
King King Théorie est un livre à deux têtes ou plutôt à deux corps. Le corps de Despentes, ce corps de «moche», exclu du «grand marché à la bonne meuf», à qui on reproche son «manque de féminité», qu’on viole, qui se prostitue, qui boit trop, qui baise comme bon lui semble, qui écrit. Mais aussi le grand corps social des femmes, laminé par l’injonction à être belle, à être mère, à faire plaisir. «Nous voulions à la fois garder cette dimension personnelle, autobiographique du texte, ce discours en “je” qui se prête très bien à l’adaptation théâtrale et, en même temps, cette dimension sociologique, politique, philosophique», poursuit Julie Nayer. Car c’est là la force de Despentes: en parlant d’elle, une punkette virile en diable, toujours «trop» (agressive/bruyante/grosse), qui «vomit de la bière», tapine et commet des livres, elle parle de toutes les femmes dites «normales» mais qui, de toute manière, ne le sont jamais assez.
Le mythe de la femme parfaite dézingué
«Parce que l’idéal de la femme blanche, séduisante mais pas pute, bien mariée mais pas effacée, travaillant sans trop réussir, pour ne pas écraser son homme, mince mais pas névrosée pour la nourriture, restant indéfiniment jeune sans se faire défigurer par les chirurgiens de l’esthétique, maman épanouie mais pas accaparée par les couches et devoirs d’école, bonne maîtresse de maison mais pas bonniche traditionnelle, cultivée mais moins qu’un homme, cette femme blanche heureuse qu’on nous brandit tout le temps sous le nez, celle à laquelle on devrait faire l’effort de ressembler, à part qu’elle a l’air de beaucoup s’emmerder pour pas grand-chose, de toute façon je ne l’ai jamais croisée, nulle part. Je crois bien qu’elle n’existe pas», écrit Despentes dans cette prose sans pincettes qui fait sa marque.
Une brèche vertigineuse
«Cette écriture très orale se prête bien au théâtre et a l’avantage de ne pas passer par des entortillements auxquels on n’entend rien. C’est une matière à penser accessible à tous», commente Julie Nayer. Pour conserver la rage communicative de Despentes, son univers underground et composite, cette adaptation s’appuie aussi sur la création vidéo, un travail signé Ludovic Romain. «Nous avons voulu une esthétique pop-rock, avec des scènes de King Kong, mais aussi des publicités sexistes, autant d’images qui s’ajoutent à la scène et donnent intuitivement accès à la complexité du propos.» Car il ne faut pas s’y fier: si Despentes écrit comme tout le monde parle et jure comme un charretier, ses mots ouvrent une brèche vertigineuse. Avec vue plongeante sur la vie possible des femmes, à mille lieues des vies qu’on leur vend.
(1) Virginie Despentes, King Kong Théorie, Paris, Grasset, 2006, 162 p. et Le Livre de poche, 2007, 160 p.