Espace de libertés – Février 2017

Pour un millénaire des Lumières


École
Le programme « Rives d’Europe » propose aux écoles une animation culturelle qui ouvre une perspective épistémologique nouvelle et transforme une narration historique admise depuis plusieurs décennies: reconnaître le phénomène des « Lumières » non plus dans une durée courte mais dans une périodicité longue, non plus celle du siècle des Lumières (1) mais celle d’un millénaire.

Le « millénaire des Lumières », une période de mille années qui prendrait son origine dans l’essor des sciences arabes au IXe siècle et qui s’achèverait dans la lumière noire du bombardement atomique (2) de la cité d’Hiroshima (août 1945). Si cette nouvelle narration réforme les savoirs que les générations précédentes nous ont légués à propos du phénomène des « Lumières », elle ne modifie pas, pour autant, les faits historiques sur lesquels ils ont appuyé leurs conceptions. Simplement, elle élargit l’horizon sur lequel construire une compréhension actuelle de ces savoirs; elle fait synthèse de multiples travaux scientifiques, réalisés ces trente dernières années, qui nous invitent à revoir nos conceptions. Cette actualisation nous aide à déchiffrer autrement le monde dans lequel nous vivons et à y penser l’avenir.

Un symbole éclairant

Parce qu’elle porte des valeurs positives, qui ont de longue date été attachées au symbolisme de la « lumière », la notion de « siècle des Lumières », inspire aujourd’hui encore des philosophes, des artistes, des animateurs, des enseignants, des projets pédagogiques et des recherches scientifiques. En effet, la déclinaison au pluriel des « Lumières » autorise l’expression de points de vue divergents, elle fait le pari du travail de la raison, d’une vision du monde moins dogmatique, plus dialectique et plus conviviale, elle valorise la tolérance envers la différence et incite à une posture humaniste d’ouverture à l’autre.

Pour le programme « Rives d’Europe » lancé par l’association Arts & Publics, dans l’expression « siècle des Lumières », ce n’est pas tant la notion de « Lumières » qui fait, aujourd’hui, question que celle de « siècle ». Ce serait même principalement sur la base des valeurs positives des Lumières qu’il semble judicieux d’adopter la notion de « millénaire des Lumières ».

Si les Lumières consistaient à autonomiser la philosophie de la connaissance du champ de la vérité révélée, alors la temporalité du millénaire apparaîtrait bien plus adaptée à situer l’ampleur de cette aventure de la pensée sur un plan historique ou géographique. En effet, le chemin de la réception de La Logique d’Aristote (3) (Athènes, IVe siècle avant notre ère) passe aussi par Damas et Alep, par Bagdad et Alexandrie, par Byzance, Cordoue et Tolède, pas seulement par le Mont-Saint-Michel. Et les postures adoptées par Descartes, Spinoza et Kant paraissent aujourd’hui moins étrangères à celles adoptées, plusieurs siècles plus tôt, par Al Fârâbî, Ibn Sinâ (Avicenne), Ibn Rushd (Averroès) ou Maïmonide.

Au cœur des domaines philosophiques et religieux

Si la philosophie des Lumières avait pour vocation de reconnaître à la raison humaine des vertus appropriées pour construire les connaissances scientifiques humanistes sans mettre en cause la vérité révélée (4), alors l’étendue du millénaire serait plus indispensable encore.

Dans le Discours de la méthode, Descartes, à l’exemple d’Averroès, cherche à autonomiser la philosophie de la connaissance tout en laissant la philosophie morale, la philosophie éthique et politique aux mains de la cité, voire de la religion: « Je me formai une morale par provision, qui ne consistait qu’en deux ou trois maximes […]. La première était d’obéir aux lois et aux coutumes de mon pays, retenant constamment la religion en laquelle Dieu m’a fait la grâce d’être instruit dès mon enfance […] » (5)

Comme on peut le constater, la notion de « millénaire des Lumières »présente de nombreux atouts: elle montre les voies empruntées, par près de quarante générations, pour rendre l’exercice de la raison souverain, dans ce domaine particulier de la connaissance humaniste; elle permet d’observer la constance et la diversité des oppositions que cette vocation a rencontrées, tout au long de ces siècles, ainsi que la constance et la diversité des arguments qu’elle a forgés pour exister.

 


(1) Il couvre une période de cent cinquante années qui s’étend du milieu du XVIIe siècle (Descartes) jusqu’à la Révolution française.

(2) Pour la communauté humaine, la destruction d’Hiroshima confirme que la science et les technologies peuvent aussi conduire à la destruction de l’humanité; ce qui modifie fondamentalement la perspective humaniste qui animait les « Lumières ».

(3) L’Organon d’Aristote examine les moyens utilisables par la raison humaine pour construire des connaissances fiables (vérités).

(4) Cette stratégie d’évitement se trouve très explicitement chez Descartes, dès la première partie du Discours de la méthode.

(5) Descartes, Discours de la méthode, III.