La presse libanaise souffre de trois tares essentielles. La première est le principe des exclusivités qui limite le droit de détenir des publications journalistiques à un nombre restreint de privilégiés. La seconde est l’omniprésence de la logique confessionnelle qui domine le pays. Et enfin, bien sûr, il y a le pouvoir de l’argent…
Dans les années 1940, la finance a eu une influence positive sur l’essor de la presse libanaise. Mais le marché publicitaire est actuellement en panne et les ventes des quotidiens et des hebdomadaires n’ont jamais suffi à assurer l’indépendance d’un journal ou d’une publication par rapport au financement politique qui a ses propres exigences, ses orientations et ses intérêts.
Même quand la presse – basée essentiellement sur des entreprises familiales – essaie de s’affranchir des clivages confessionnels qui rythment toute la vie libanaise, ses efforts calent vite devant le financement politique, principal pilier d’une profession qui, pourtant, voudrait être l’image des libertés publiques et professionnelles dans le monde arabe. De fait, la situation libanaise reste fragile et confuse car elle n’est pas construite sur un noyau national rassembleur, une vérité apparue au grand jour lors de la guerre civile libanaise en 1975 mais dont les signes avant-coureurs étaient perceptibles depuis longtemps.
Même quand la presse essaie de s’affranchir des clivages confessionnels qui rythment toute la vie libanaise, ses efforts calent vite devant le financement politique.
Depuis les années 1950, des sommes énormes ont été injectées dans des quotidiens et dans des magazines hebdomadaires politiques libanais. Ce financement est venu d’Algérie, de Libye, d’Iraq, de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), sans oublier les pays du Golfe qui ont dépensé des sommes énormes pour s’assurer des voix soumises à leur politique. Ils tiennent aujourd’hui les rênes de la presse en finançant les mondes du journalisme et de l’information télévisée.
Au Liban, la période allant jusque 1975 a pu être considérée comme l’âge d’or de l’économie, du commerce, des arts, de la presse et des « libertés personnelles » (bien que ces dernières n’ont jamais été profondément ancrées dans l’éducation, les comportements et les relations interpersonnelles). Mais la presse n’a jamais pu s’autofinancer par les ventes et les revenus publicitaires. Cependant, la situation était moins dramatique qu’aujourd’hui. Les tirages des principaux quotidiens comme An-Nahar (premier quotidien en langue arabe) étaient de l’ordre de 65 000 exemplaires, culminant parfois à 85 000. Même si ce chiffre était important, il ne suffisait pas à rendre ce quotidien complètement indépendant, alors que la situation économique et financière du pays était plus prospère que de nos jours et que les médias électroniques et les chaînes satellitaires n’existaient pas encore.
Il n’est pas difficile de comprendre que le financement politique est un obstacle au travail journalistique car il conduit à beaucoup de concessions qui sacrifient les libertés professionnelles aux intérêts du financier. De nombreux propriétaires de médias ont eu « l’intelligence » d’ouvrir des petits espaces de liberté d’expression. Des intellectuels et des journalistes exploitent cette ouverture en y publiant des débats, des articles, des commentaires et des enquêtes dans lesquels ils défendent des positions opposées à la politique du journal lui-même. Le propriétaire d’un tel média tire un double avantage de cette stratégie: d’une part, il se donne publiquement l’image d’un démocrate qui veille à la liberté d’expression, et, d’autre part, il utilise malicieusement cette arme (on dira même cette « menace », ce « chantage ») à l’égard de son bailleur de fonds.
Aucun chiffre officiel sur les ventes ne peut être estimé car les patrons de presse ne déclarent pas le nombre d’exemplaires vendus. Les données qui circulent parmi les travailleurs de l’imprimerie et de la distribution avancent le chiffre maximum de 20 000, 25 000 exemplaires vendus chaque jour par douze organes de presse écrite qui sont encore publiés actuellement, dont un en langue française (L’Orient-Le Jour).
Le malaise de la presse libanaise provient de la mauvaise gestion et de l’ignorance presque totale des principes de base du métier et de ses fondements. Mais aussi des engagements pris par les patrons de presse envers les différentes composantes politiques, religieuses et confessionnelles libanaises qui, d’une manière ou d’une autre, sont toutes soumises à des « agendas » arabes en conflit, et qui participent de la sorte à l’approfondissement des conflits intérieurs.
Malgré tout, on ne peut ignorer la présence de certaines énergies professionnelles, actives, honnêtes et engagées. Mais les porteurs de ces énergies souffrent. Bien souvent victimes d’intérêts qui les dépassent, ils subissent d’énormes pressions. D’ailleurs, l’histoire de la presse libanaise n’est pas exempte d’assassinats et d’exécutions de journalistes. Ainsi, lors du conflit avec la féroce coalition syro-libanaise qui régna longtemps au Liban, les journalistes Samir Kassir et Gibran Tuéni furent assassinés respectivement le 2 juin 2005 et le 12 décembre 2005.
Le régime confessionnel qui étend ses ramifications dans toutes les institutions libanaises, publiques ou privées, représente l’obstacle principal à un exercice actif et efficace de la liberté de la presse. Les tabous sont nombreux. Le plus puissant est l’interdiction de « toucher » aux religions et aux confessions, qui sont toutes liées au monde politique, économique et commercial. Ceci signifie, par conséquent, l’interdiction de « toucher » aux hommes de religion, même si, dans leur majorité, ceux-ci travaillent dans le domaine public. En juin 2006, une nouvelle guerre civile a failli éclater suite à la diffusion de l’émission humoristique satirique « Bas Mat Watan » (jeu de mots signifiant: « les sourires d’un pays » ou « quand le pays se meurt ») dont un des intervenants imitait Assayed Hassan Nasrallah, secrétaire général du Hezbollah. Ses partisans ont déclaré que cette imitation était une atteinte à la dimension sacrée que l’homme religieux représente, oubliant que ce ministre du Culte est aussi politicien et donc personnage public.
Parmi les autres sujets qui exposent les journalistes à être jugés et à devenir victimes de campagnes d’agression féroces, on doit mentionner l’histoire de la guerre du Liban et ses vérités non reconnues telles que le déplacement de populations, le trafic d’organes humains, le trafic d’êtres humains, les personnes enlevées et disparues. Par exemple, le sort des 17 000 personnes « disparues »pendant la guerre est toujours inconnu. Les autorités libanaises, en complicité avec les partis politiques dont les propres milices armées qui régnèrent en maître sur le pays et sur la population, refusent non seulement de dévoiler la vérité mais œuvrent à la dissimuler. La loi du 26 août 1991, dite « loi de la grâce générale » a gracié tous les criminels de la guerre civile. Elle a eu pour conséquence l’acquittement de tous les criminels de guerre, lesquels se sont reconvertis en politiciens qui gouvernent et dominent le pays.
D’autres sujets sociaux peinent à trouver une presse capable de les défendre, sauf cas exceptionnels ou pendant des périodes déterminées: légalisation du mariage civil, protection de la femme contre la violence conjugale, droit de la femme de donner la nationalité libanaise à son mari ainsi qu’à ses enfants, etc. Certains journalistes militent pour ces sujets par des articles publiés dans les journaux où ils travaillent ou au sein d’associations civiles qui possèdent leurs propres médias (publications et sites électroniques). Mais le chaos règne. L’absence de professionnalisme tue le métier; l’ignorance est répandue; tenir des propos racistes est devenu un principe des émissions et des journaux télévisés…
Il existe, certes, deux syndicats: l’un pour les journalistes et les rédacteurs mais qui n’exerce pas son rôle de défense professionnelle, et l’autre pour les patrons de presse qui, lui, s’occupe de ses membres en occupe et défend leurs intérêts aux dépens de tout et de tous.
Cette image est sombre. Les exemples énumérés ci-devant ne représentent qu’une partie de la triste scène. Nombreux sont ceux qui répètent que la presse libanaise n’existe plus.