Une rencontre avec Caroline Fourest
Dans son dernier essai « Génie de la laïcité », l’auteure, journaliste et militante française défend une laïcité ferme, combative mais équilibrée. Malgré un premier chapitre qui vire parfois aux règlements de compte, le livre nous éclaire sur le contexte d’adoption de la loi française de 1905 sur la laïcité et le côté ô combien actuel des réflexions de l’époque.
Espace de Libertés: Comment expliquer le regain d’intérêt pour la laïcité et la virulence du débat en France autour de cette question?
Caroline Fourest: Quand on vit dans un continent qui retient son souffle entre deux attentats et qui est disloqué sous la menace conjointe des radicalismes religieux et de l’extrême droite, c’est normal de se demander quel type de philosophie publique peut nous permettre de nous en sortir le mieux. Or, il n’y a que trois voies. La voie du renoncement, de la capitulation, de l’angélisme: à ce moment-là, ce sont les radicaux de tous bords qui vont l’emporter. Ou au contraire la voie du repli identitaire, revanchard, xénophobe: là on aura troqué un risque intégriste contre un projet extrémiste. Au milieu, il n’y a qu’un idéal qui nous permet de nous en sortir par le haut: la laïcité. Ceux qui ont à cœur de s’en sortir le mieux possible y réfléchissent donc beaucoup.
Dans votre livre, vous replongez dans les origines de la laïcité en France, la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État. Pourquoi?
On assiste à beaucoup de travestissements, de manipulations, de défigurations de ce qu’est l’idéal laïque. Les gens utilisent ce terme à tort et à travers, sans bien connaître son histoire. Ce qui m’a le plus troublée, c’est à quel point tous les débats que nous avons aujourd’hui font écho à des passes d’armes, des procès d’intentions, des cabales qu’ont déjà vécus ceux qui défendaient la laïcité il y a un siècle. Il y a une génération aujourd’hui qui ne comprend pas que la laïcité a toujours été un combat. Un combat exigeant, d’abord envers les catholiques. Aujourd’hui, on ne fait que demander à tout le monde de suivre le même chemin. Nous ne vivons pas des lois d’exception, mais un rattrapage par rapport aux combats déjà menés contre l’intégrisme catholique. Il faut connaître l’histoire de la laïcité, pour ne pas en dévier, et comprendre que c’est un vrai acte d’égalité. Si on ne transmet pas cette mémoire, c’est normal que la manipulation et la propagande prospèrent.
Et donc, il ne faut pas actualiser ou moderniser cette loi de 1905?
Quand une idée est aussi populaire, elle a des amis mais aussi des faux amis. Parmi ces derniers, il y a des hommes ou femmes politiques catholiques qui ne veulent appliquer la laïcité la plus ferme possible que vis-à-vis de l’islam, mais s’accommodent de toutes les exceptions dès lors qu’elles sont catholiques. Ça n’est pas ma laïcité. C’est une laïcité à géométrie variable qui produit le pire, parce qu’elle permet la propagande de ceux qui cherchent à radicaliser les jeunes en leur disant: tu vois, tu es victime de deux poids, deux mesures. Chez certains intellectuels, à l’université, chez certains antiracistes, il y a aussi une tentation de la naïveté et de l’angélisme. On accepte tout par peur des amalgames et de la récupération raciste… mais on finit par ne plus défendre la laïcité, par ne plus se battre contre les intégrismes. Or ça, c’est la fin, le renoncement au progrès. Entre les deux, la laïcité: on est arrivé à bâtir un niveau d’équilibre absolument inouï qui n’a pas pris une ride, qui est plus valable que jamais.
Vous écrivez: « La laïcité n’est pas un glaive mais un bouclier. » C’est-à-dire?
Il y a une tentation aujourd’hui d’utiliser la laïcité comme une façon de régler tous nos problèmes par l’interdit. En France, le débat public tourne autour de l’idée qu’interdire le voile partout va régler le problème de l’intégrisme. C’est faux. Parfois, cela va même aider à le ressusciter. Je pense que la laïcité est un vrai bouclier qui nous protège de l’intégrisme, qui sépare le bon grain de l’ivraie, qui sépare le spirituel et le religieux de sa manipulation politique liberticide qu’est l’intégrisme. C’est un bouclier qui protège tout le monde: les croyants, les non-croyants et les victimes de l’intégrisme.
On vous taxe régulièrement d’islamophobie. Comment vous faire entendre par des musulmans qui se diraient d’emblée: « Caroline Fourest, elle est contre nous »?
Mon obsession, c’est d’arriver à convaincre les gens de bonne foi à quel point la laïcité est la meilleure arme contre le racisme. Avant de me pencher sur l’islamisme, j’ai beaucoup travaillé sur l’intégrisme catholique. Et des sites intégristes catholiques me traitent aussi de christianophobe. Le seul moyen de faire comprendre à tout le monde que l’idéal qu’on défend s’applique à tous les intégrismes, c’est de se faire engueuler de partout. Avec l’espoir que quelqu’un qui n’avait pas compris l’ensemble de ma démarche, à un moment, se dise: peut-être que ce qu’on m’a dit était faux, je vais lire ses écrits. C’est ça la rencontre. Des élèves de Tariq Ramadan, par exemple, ont fini par lire mes livres. Et je continue à avoir des échanges réguliers avec eux parce qu’ils sont sortis de l’islamisme. C’est ça ma plus grande victoire.
Vous plaidez pour une véritable politique laïque, qui passe notamment par l’école.
Il est temps d’avoir un vrai débat sur la mission de l’école publique en Europe. Depuis les années 1960, on a plutôt fabriqué de la confessionnalisation et de la communautarisation que de la citoyenneté, en laissant filer les moyens de l’école, en donnant des cours de religion à l’école publique, en séparant les enfants en fonction de la religion de leurs parents et en finançant publiquement des écoles confessionnelles. Si les politiques voulaient sincèrement renforcer les antidotes vis-à-vis de l’intégrisme, ils mettraient le paquet sur notre école commune pour faire en sorte qu’elle fabrique des citoyens, du liant, du commun. Forcément, ça passe par une éducation à la laïcité pour tout le monde, pas simplement pour ceux qui ne vont pas au cours de religion. La question scolaire est au cœur des débats. Les politiques essaient de l’éviter parce que ça demande du courage. Mais si on continue à laisser l’école reproduire ces fractures, ça n’ira que de mal en pis.
Vous reprochez à une certaine gauche d’être trop « molle » vis-à-vis des religions?
Ce n’est pas tellement de la mollesse mais un manque de lucidité. Je me bats depuis 20 ans pour qu’il y ait en Europe une gauche laïque, qui soit une alternative à la droite identitaire et xénophobe. Les attentats répétitifs, ça change une société, ça l’use psychologiquement. Les gens sont en colère. Et c’est assez légitime. Soit vous avez une gauche structurée qui dit: oui, il y a un problème et on ne peut pas laisser des poches de radicalité défaire notre collectivité. Si la gauche n’est pas capable de porter ce discours, les gens vont se jeter dans les bras d’une droite toujours plus dure, plus intolérante. Ça aboutit à Trump aux États-Unis. Ça prouve pour moi que le modèle angélique, multiculturaliste anglo-saxon n’est pas une réponse à ce que nous vivons. Ce modèle génère des retours de bâton populistes, identitaires et racistes extrêmement violents.
On vous sent très en colère contre ce modèle multiculturaliste américain.
Les États-Unis sont persuadés que la laïcité telle qu’on la vit en France porte atteinte à la liberté religieuse, et est même raciste et islamophobe. Ils ont aidé les groupes les plus communautaires, racistes et haineux au nom de bons sentiments et ça n’a pas fait du bien à l’Europe. Maintenant, avec l’équipe de Trump, le problème est exactement inverse: les réseaux tels que l’Alt-right, proches des conseillers du nouveau président, vont aider l’extrême droite identitaire, xénophobe, raciste. Mais quand je critique l’angélisme multiculturaliste, je ne remets pas en cause le multiculturel. Nous sommes des pays multiculturels, ce n’est même pas un objet de débat. Le multiculturalisme, c’est différent, c’est une politique publique qui vise à cultiver ce qui différencie plutôt que ce qui relie. Or, dans le monde actuel, nous avons besoin que les États renforcent ce qui nous rassemble.